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Socio-réflexe

Catalogue non exhaustif des systèmes

27 Février 2017 , Rédigé par Tristan D.

Jean-Luc Mélenchon, François Fillon, Emmanuel Macron ou Marine Le Pen partagent au moins une chose : ils ont en commun de se déclarer être « anti-système ». Si des positionnements sur l’échiquier politique (comme on dit) aussi différents peuvent se rejoindre là-dessus, alors qu’ils ont tous des parcours et des méthodes plutôt proches des « valeurs républicaines », c’est bien que ce mot a une définition assez floue (et qui n’est que très rarement précisé). Tantôt on parle de politico-financier, d’autres fois d’oligarchie ou d’establishment, on peut se poser la question de ce qu’est le système.

Comme je ne suis pas dans la tête de ces candidat.e.s, je vais me contenter de proposer, un peu comme un catalogue, trois concepts qui s’attachent, explicitement ou implicitement, à décrire le principe d’un système social. Le choix s’est fait un peu arbitrairement, même si on peut trouver une certaine logique dans le fait d’essayer de présenter des sociologues de bords politiques différents. On n’aura pas la place de développer, donc il s’agit de résumés qui peuvent trahir la pensée des auteurs mais qui peuvent offrir une certaine perspective. Donc au programme aujourd’hui : le système d’action concret ; l’acteur-réseau et le champ.

 

Le système d’action concret : Michel Crozier et Erhard Freidberg s’inscrivent dans la théorie de l’acteur, postulant qu’on ne peut réduire un individu à ses attributs sociaux, qu’il est rationnel (même si cette rationalité est limitée) et qu’il établit des stratégies. De plus, ce sont ces actions qui produisent les structures sociales : « Ce sont bien des acteurs, relativement libres et autonomes, qui créent un système. Ils le font fonctionner à travers un réseau de relations où ils négocient, échangent, prennent des décisions. »[1]. Les stratégies (et les décisions) sont donc toujours produites contextuellement, selon des contraintes relationnelles où se jouent des rapports de pouvoir : « Une décision est, en effet, toujours le produit d’un système d’action concret, que ce soit un système d’action stable ou un système temporaire élaboré pour la circonstance. Aucune décision ne peut être considérée comme rationnelle en soi, elle n’est rationnelle que par rapport au système d’action qui la produit. »[2].

Ces rapports de pouvoir (et donc les contraintes) sont dues à l’autonomie des individus, jouissant de zones d’incertitude, c’est-à-dire d’espace où leur action n’est pas prévisible par autrui, pouvant agir à leur guise, ou du moins ayant certaines marges de manœuvre. Cette incommensurable liberté pose donc la question qui traverse le livre de nos deux auteurs : comment intégrer et réguler les comportements afin d’agir collectivement ? Les systèmes d’action permettent d’y répondre car ils expliquent l’interdépendance, la coopération et le conflit.

Mais qu’est-ce qu’un système ? Parce qu’on n’a toujours pas répondu à ce qui nous taraude. Selon eux, c’est un ensemble structuré et régulé de parties toutes interdépendantes. Il existe deux types de régulation : les coutumes (ou les règles du jeu) et les mécanismes d’ajustement mutuel ou automatique (comme le marché). La violence, la coercition et la manipulation ne sont que des greffes qui s’ajoutent à ces régulations, la contrainte punit mais ne détermine jamais le comportement. Ainsi, « Ce ne sont pas les hommes qui sont régulés et structurés, mais les jeux qui leur sont offerts. A la limite, un système d’action concret n’est qu’un ensemble de jeux structurés. »[3].

Un système, dans cette perspective, est toujours une construction sociale, dont on ne peut tirer des lois universelles ou naturelles. A chaque fois, pour chaque cas, il faut repérer les interdépendances et les mécanismes d’intégration et donc, de régulation. L’utilisation d’un tel concept permet d’obliger à rechercher et de découvrir les vrais groupements ou les vrais clivages, en dehors du « formel » ou des lignes qu’une organisation ou un ensemble humain se donne à voir (comme l’organigramme, qui ne rend pas compte des jeux de pouvoir réel). C’est pour cela qu’on le nomme système d’action concret. Ceci évite ainsi d’avoir un raisonnement déterministe mais de prendre en compte le caractère indéterminé de l’action sociale et des « cadres » à l’intérieur desquels elle se déroule, analysant l’acteur et le système.


 

 
 
L'organigramme d'une entreprise renseigne davantage sur la façon dont une organisation se représente son monde que sur les réelles relations de pouvoir qui s'établissent entre les individus.

L'organigramme d'une entreprise renseigne davantage sur la façon dont une organisation se représente son monde que sur les réelles relations de pouvoir qui s'établissent entre les individus.

L’acteur-réseau : Pour bien comprendre cette théorie, il faut voir d’où Latour part. Et il commence par une critique (assez malhonnête selon moi) de la sociologie. Il revient sur la définition du social où, traditionnellement (selon lui), on l’a pris comme un domaine de la réalité (comme le psychologique, l’économique, etc.) et renvoyant à deux choses : les relations de face-à-face (non-équipée) et une force spécifique expliquant la structuration de ces relations de face-à-face. Pour lui, il faudrait s’éloigner des analyses qui parlent de « société », de « norme sociale », de « structures », de « lois sociales », de « culture », etc. Dans ces perspectives, la société se construit toute seule et nous n’avons aucune preuve empirique de ces forces.

A l’inverse, dans la théorie de l’acteur-réseau (dit ANT), on s’intéresse aux assemblages, aux associations qui peuvent se construire et se déconstruire et ne sont pas toutes puissantes. De plus, et c’est surement là que l’originalité de Latour réside, il faut prendre en compte… les objets ! En effet, ce n’est pas la même chose d’agir avec ou sans objet (essayer de planter un clou sans marteau… enfin, non, n’essayez pas !). Bien évidemment, les objets ne déterminent pas l’action, ils n’agissent pas à la place des humains, une asymétrie existe entre les deux (les objets sont du domaine de la relation causale tandis que les humains sont de l’ordre de l’action intentionnelle).

Il n’y a pas de relations humains-à-humains d’un côté et objets-à-objets de l’autre, mais un zig-zag permanent entre les deux. Par exemple, une voiture ralentit à l’approche d’une école où est installé un dos d’âne. Il y a donc une connexion entre l’action d’un conducteur et ce surélevement de la route, qui a un aspect moral (faire baisser la vitesse des véhicules pour préserver la vie des enfants). Bien sûr, il faut toujours intégrer socialement les objets : « When a new telephone switchboard is installed, this is not social. But when the colors of telephone sets are discussed, this becomes social because there is, as designers say, ‘a human dimension’ in the choice such a fixture. When a hammer hits a nail, it is not social. But when the image of a human is crossed with that of a sickle, then it graduates to the social realm because it enters the ‘symbolic order’. »[4].

On ne peut plus parler de société, mais de collectif, où des alliances se font et se défont, entre des humains et des non-humains (comme quand Pasteur prouve sa théorie avec les microbes et tous les instruments nécessaires[5]). C’est ces interactions avec les objets qui peuvent expliquer la maintenance des relations et par conséquent, du pouvoir. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard si les scénarii post-apocalytpiques à la Mad Max supposent des structures sociales « simples », « primaires », il n’y a plus ou pas assez d’objets et de dispositifs pour faire tenir celles que nous connaissons aujourd’hui. Les relations sociales complexes, avec des interdépendances nombreuses ne sont possibles qu’à travers ces dispositifs dont les artistes d’invasion de zombies, de bombes nucléaires ou d’invasion extra-terrestre imaginent la fin.

 

 
La destruction du "matériel" est synonyme de la fin des relations sociales structurées comme nous les connaissons, preuve de l'importance des "objets".

La destruction du "matériel" est synonyme de la fin des relations sociales structurées comme nous les connaissons, preuve de l'importance des "objets".

Le champ : C’est ici peut-être la notion de système la plus complexe et la plus controversée, surtout que Pierre Bourdieu, qui en est l’inventeur, ne donne pas de définition claire, mais revient, au fil de ses travaux, sur certaines de ses caractéristiques. Je me suis donc appuyé non pas sur ses travaux (ce qu’on peut légitimement me reprocher) mais sur deux bourdieusiens qui résument sa pensée : Bernard Lahire et Jean-Louis Fabiani.

Le champ est un jeu, dans le sens où il a des règles et des enjeux spécifiques. Cependant, on n’y entre pas vraiment consciemment, on y naît et on prend ses mécanismes et ses objectifs comme « naturels ». Le champ est également un espace positionnel, un « système » structuré de positions et de luttes entre ces positions. Ces positions sont dues à une distribution inégale du capital relatif au champ : « Chaque position reçoit sa définition de sa relation aux autres positions. La structuration du champ est toujours commandée par la distribution des différentes espèces de ‘capital’ »[6]. Chez Bourdieu, il faut préciser que le « capital » ne se résume pas au type économique et ne fait donc pas référence qu’aux revenus ou aux possession matériels. Il en existe ainsi de plusieurs types : « capital culturel » (les diplômes, les façons de parler, etc.), « social » (le carnet d’adresse) et « symbolique » (la considération qu’on a pour les individus).

Chaque champ articule un ou plusieurs capitaux, qui est donc l’objet des luttes entre les agents pour son appropriation ou sa redéfinition. Dans cette lutte, il y a donc au moins une complicité partagée : tous les agents ont intérêt à ce que ce champ existe et donnent de l’importance aux enjeux (ceux et celles qui en sont extérieurs peuvent ainsi trouver futile l’énergie dépenser pour des gains inintéressants pour eux). Il faut donc avoir incorporé un certain habitus pour pouvoir participer et croire en son importance. Le champ a donc ce qu’on appelle une autonomie, c’est-à-dire que les luttes qui s’y déroulent ont une logique interne (même si les luttes externes pèsent fortement).

Le champ a pour objectif de comprendre les pratiques : « La notion de champ intervient en effet pour rendre compte de la nature des logiques pratiques qui ne se laissent pas réduire à la rationalité de l’économisme, lequel définit la pratique à partir de la rencontre entre des intentions de rationalité qui trouvent leur expression dans le calcul des contraintes externes. L’économie générale des pratiques évacue le calcul mais garde l’intérêt redéfini comme investissement dans un jeu, illusion, commitment. »[7]. On pourrait donc écrire :

[(habitus)(capital)] + champ = pratique[8]

Chaque agent du champ est donc caractérisé par sa trajectoire sociale, son habitus et sa position dans le champ. Souvent, les stratégies se résument à la conservation des logiques du champ, par les établis, contre la subversion des entrants, d’où naît le changement (qui peut également venir de mécanismes extérieurs au champ). Pour résumer, et avoir une définition plus générale, c’est « (…) un système de positions [déterminant les prises de positions des agents] qui organise en espace des coups possibles, une structure qui détermine la forme des interactions. »[9].

 

 

Exemple du champ de la littérature

Exemple du champ de la littérature

            Les concepts pour comprendre ce qu’est un « système » et ce qu’il s’y passe sont nombreux, chacun ayant leurs avantages et leurs limites. Je suis bien conscient que l’utilisation de ce mot par des candidat.e.s à la présidentielle est davantage une stratégie politique qu’une véritable tentative de description de notre réalité (mais c’est aussi utile de rappeler que des gens réfléchissent un peu avec sérieux aux structures sociales et à ce qui nous lient). Je laisse maintenant le soin au lecteur-rice de comparer ces différentes approches, d’en trouver d’autres (allez voir notamment du côté de Goffman ou Elias) et de s’essayer à les appliquer au monde politique (et oui, si le mois de février était bissextile, j’aurais peut-être pu faire le boulot à votre place…).

 


[1] Philippe Bernoux, La sociologie des organisations. Initiation théorique suivie de douze cas pratiques, Points, Essais, Paris, 2005, p. 157

[2] Crozier M. et Friedberg E., L'acteur et le système, les contraintes de l'action collective, Normandie, Éditions du Seuil, Points, collection Essais, 1992 (1977), p. 303

[3] Crozier M. et Friedberg E., L'acteur et le système, les contraintes de l'action collective, Normandie, Éditions du Seuil, Points, collection Essais, 1992 (1977), p. 285

[4] Bruno Latour, Reassembling the social. An introduction to actor-network-theory, Oxford University Press, 2001, p. 83

[5] Bruno Latour, « Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l'histoire des sciences », in Michel Serres (sous la direction de), Eléments d'histoire des sciences, Paris, Bordas pp. 423-445, 1989

[6] Jean-Louis Fabiani, « 3. Les règles du champ », in Bernard Lahire (sous la direction de), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, p. 85

[7] Jean-Louis Fabiani, « 3. Les règles du champ », in Bernard Lahire (sous la direction de), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, p. 71

[8] « équation » trouvée dans Bernard Lahire, « 1. Champ, hors-champ, contrechamp » in Bernard Lahire, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, pp. 23-57

[9] Jean-Louis Fabiani, « 3. Les règles du champ », in Bernard Lahire (sous la direction de), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, p. 77

Bibliographie

Jean-Louis Fabiani, « 3. Les règles du champ », in Bernard Lahire (sous la direction de), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, pp. 75-91

Bruno Latour, « Pasteur et Pouchet : hétérogenèse de l'histoire des sciences », in Michel Serres (sous la direction de), Eléments d'histoire des sciences, Paris, Bordas pp. 423-445, 1989

Bruno Latour, Reassembling the social. An introduction to actor-network-theory, Oxford University Press, 2001

Crozier M. et Friedberg E., L'acteur et le système, les contraintes de l'action collective, Normandie, Éditions du Seuil, Points, collection Essais, 1992 (1977)

Philippe Bernoux, La sociologie des organisations. Initiation théorique suivie de douze cas pratiques, Points, Essais, Paris, 2005

Bernard Lahire, « 1. Champ, hors-champ, contrechamp » in Bernard Lahire, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte, Poche/Sciences humaines et sociales, 2001, pp. 23-57

 

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J
Je n'ai pas encore lu l'article, je vais le faire, mais juste une petite coquille présente dès le début : c'est Mélenchon et non Mélanchon. Sur ce, attaquons cette lecture !
Répondre
T
oups ! Merci ! C'est corrigé.