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Socio-réflexe

Un débat d'un autre siècle

29 Novembre 2017 , Rédigé par Tristan D.

                Les reproches adressées à la sociologie ont fait rage ces-derniers temps, l’accusant d’être un « sport de combat ». La formule fait sensation, faisant écho à une phrase de Pierre Bourdieu, repris comme titre du film de Pierre Carles. Beaucoup d’encre a coulé (pour accoucher de bons et de moins bons textes) et on a eu parfois l’impression de revivre en 2017 un débat qui a déjà été posé il y a plus d’un siècle. Alors on va revenir sur ce que disaient les deux « pères fondateurs » de la sociologie en Europe : Durkheim et Weber. Ce sera bref (je ne m’appuie que sur deux textes) mais j’espère que ça permettra d’éclairer pourquoi je trouve que les questions qu’on a pu poser sont peut-être un peu datées (la discipline ayant gagné entre temps cent ans de réflexion épistémologique, méthodologique, relative à la position du chercheur, et autres)… On va donc revoir trois thèmes que ces auteurs ont abordés dans « Le métier et la vocation de savant » pour Weber et « Les règles de la méthode sociologique » pour Durkheim, au-delà des oppositions parfois un peu artificielles qu’on a l’habitude de présenter entre les deux :

 

                La « politique » et le scientifique

                Max Weber rappelle qu’un.e bon.nne professeur.e est une personne qui apprend à accepter des faits inconfortables, désagréables à l’opinion personnelle. Il se doit d’avoir un exposé scientifique de son objet d’étude, surtout qu’au sein de la chaire universitaire se déploie un certain rapport de pouvoir : le ou la professeur.e est très peu soumis.e à la contestation. « (…) le véritable professeur se gardera bien d’imposer à son auditoire, du haut de la chaire, une quelconque prise de position, que ce soit ouvertement ou par suggestion – car la manière la plus déloyale est évidemment celle qui consiste à ‘laisser parler les faits’. »[1]. Dans un amphithéâtre, les étudiant.e.s sont condamné.e.s au silence et les scientifiques doivent être conscient.e.s qu’ils outrepasseront leur fonction s’ils s’improvisent prophète ou démagogue à l’intérieur de l’université (mais au sein de l’espace public, où la critique est possible, rien ne l’empêche de le faire).

                Néanmoins, pour Weber, ce n’est pas qu’une question de lieu et de prérogatives pédagogiques dont il s’agit : « En effet, prendre une position politique pratique est une chose, analyser scientifiquement des structures politiques et des doctrines des partis en est une autre. »[2]. Cela fait un écho significatif à ce que Durkheim écrit dans son livre : « La sociologie ainsi entendue ne sera ni individualiste, ni communiste, ni socialiste, au sens qu’on donne vulgairement à ces mots. Par principe, elle ignorera ces théories auxquelles elle ne saurait reconnaître de valeur scientifique, puisqu’elles tendent directement, non à exprimer les faits, mais à les réformer. »[3].  La science n’a pas pour ambition de se soumettre à une doctrine politique, se détachant des objectifs et du cadre de pensée « militants » (comme elle doit se détacher des émotions et des pré-notions).

                Cela ne signifie pas que la sociologie ne connaît aucune « présupposition » (ce qui n’est pas problématique en soi). En effet, comme toute science, Weber nous rappelle qu’une entreprise scientifique considère comme digne d’intérêt les questions qu’elle pose : « Les sciences de la nature comme la physique, la chimie ou l’astronomie présupposent comme allant de soi qu’il vaut la peine de connaître les lois dernières du devenir cosmique, pour autant que la science est en mesure de les établir. »[4]. La science du social postule donc qu’il existe des « choses sociales » et qu’on peut trouver des explications à leur apparition et leur dynamique et qu’on peut les observer. Durkheim dit : « Traiter des faits d’un certain ordre comme des choses, ce n’est pas les classer dans telle ou telle catégorie du réel ; c’est observer vis-à-vis d’eux une certaine attitude mentale. C’est aborder l’étude en prenant pour principe qu’on ignore absolument ce qu’ils sont, et que leurs propriétés caractéristiques, comme les causes inconnues dont elles dépendent, ne peuvent être découvertes par l’introspection même la plus attentive. »[5]. Le « militantisme » de la sociologie se trouverait donc ici : il est possible d’expliquer par des méthodes scientifiques le « social ».

                Le rôle de la science

                Cela ne signifie pas que la science est inutile et que les scientifiques sont condamnés à s’enfermer dans leur tour d’ivoire. La célèbre formule de Durkheim est là pour nous le remettre à l’esprit : « Nous estimerions que nos recherches ne méritent pas une heure de peine si elles ne devaient avoir qu'un intérêt spéculatif. Si nous séparons avec soin les problèmes théoriques des problèmes pratiques, ce n'est pas pour négliger ces derniers : c'est, au contraire, pour nous mettre en état de mieux les résoudre. »[6]. On apprend donc à quel point « la connaissance pour la connaissance » et la rigueur méthodologiques sont en fait aussi des moyens de mieux agir sur le monde social (bien que cette action ne soit plus du tout de l’ordre de la sociologie mais de la politique).

                Pour Weber, qui ne contredirait pas cette formule du sociologue français, la science a trois vocations : elle met à disposition des connaissances, des instruments et une discipline et enfin est une œuvre de clarté. Dans ce dernier sens, Weber pense que la science permet d’éclairer nos choix dans ce qu’il appelle la guerre des dieux, c’est-à-dire les valeurs irréductibles qui sont en concurrence (dans un monde « désenchanté », où le sens de la vie ne nous est plus « donné »). « Les savants peuvent – et doivent – encore vous dire que tel ou tel parti que vous adoptez dérive logiquement, et en toute conviction, quant à sa signification, de telle ou telle vision dernière et fondamentale du monde. »[7]. Ainsi, si nous souhaitons adopter tel projet, la science nous dira de quelle logique il découle, comment le mettre en place et quels sont ses limites indépassables. Néanmoins, elle sera incapable de nous dire quel projet est meilleur que l’autre (quel dieu il faut servir), il faudra donc s’adresser à des prophètes ou à des sauveurs pour cela.

                Dans tous les cas, la sociologie, malgré son certain détachement aux « pré-notions », a une certaine utilité (comprendre comment mieux agir et le sens ultime de ses propres actes), dont l’usage n’est néanmoins pas déterminé par sa scientificité mais de choix politiques et pratiques.

                La « liberté »

                Même si ce n’est pas dit explicitement dans ce texte de Weber, si on prend le concept de liberté comme une métaphysique, une recherche du sens de la vie, alors il faut l’exclure du domaine de la science (comme on vient de le voir). Il rappelle que les sciences exactes avaient auparavant (à l’époque de Léonard de Vinci) le but de trouver l’œuvre de Dieu dans la nature. Si on me permet ce parallèle, on peut se poser la question de savoir si se mettre à la recherche des « traces » de liberté par la preuve scientifique revient à mélanger des registres incompatibles et à subordonner le travail scientifique à une question métaphysique. C’est en tout cas la position de Durkheim, qui pense le concept de liberté comme impertinent pour la sociologie (et qui a conduit à des impasses, il prend l’exemple de Rousseau). Il écrit ainsi : « La sociologie n’a pas à prendre de parti entre les grandes hypothèses qui divisent les métaphysiciens. Elle n’a pas plus à affirmer la liberté que le déterminisme. Tout ce qu’elle demande qu’on lui accorde, c’est que le principe de causalité s’applique aux phénomènes sociaux. »[8]

 

                Si le débat est revenu à ce stade, nous avons déjà toutes les réponses à notre portée. L’entreprise qu’il convient de montrer maintenant, avant de se lancer dans des recherches déjà faites et des voies déjà explorées, c’est que les sociologues, qui se réclament souvent de ces deux auteurs (au moins dans la philosophie), en aient trahi leurs principes. En attendant, et pour éviter de perdre du temps, rappelons-nous que ces réflexions doivent être considérées comme acquises… jusqu’à preuve du contraire.

 

[1] Weber M., « Le métier et la vocation de savant » in Weber M., Le savant et le politique, Plon, Bibliothèque 10/18, 2012 (1959), p. 102

[2] Weber M., « Le métier et la vocation de savant » in Weber M., Le savant et le politique, Plon, Bibliothèque 10/18, 2012 (1959), p. 102

[3] Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige Grands Textes, 2007 (1937), p. 140

[4] Weber M., « Le métier et la vocation de savant » in Weber M., Le savant et le politique, Plon, Bibliothèque 10/18, 2012 (1959), p. 98

[5] Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige Grands Textes, 2007 (1937), p. XI

[6] Durkheim E, « Préface de la première édition », in Durkheim E., De la division du travail social, disponible ici : http://classiques.uqac.ca/classiques/Durkheim_emile/division_du_travail/division_travail_preface1.html (consulté le 29/11/2017)

[7] Weber M., « Le métier et la vocation de savant » in Weber M., Le savant et le politique, Plon, Bibliothèque 10/18, 2012 (1959), p. 113

[8] Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique, PUF, Quadrige Grands Textes, 2007 (1937), p. 139

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