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Socio-réflexe

OBSERVEZ LE MONDE… DES POSTURES. IMPOSTURES ET TRAITRISES DU CORPS

26 Février 2018 , Rédigé par Tristan D. Publié dans #Observez le monde...

                Quoi de plus évident que d’observer les « corps » ? Tout le monde en a un, on en croise tous les jours dès qu’on sort de sa chambre et on peut même rester dans son lit et tomber dessus si on regarde un film ou une série. Cette simplicité se heurte à une question qui, je sens, vous brûle les lèvres… comment le faire sociologiquement ?

                Avant de prendre des corps « réels », tournez-vous vers ceux qu’on exhibe tout le temps : ceux de la publicité. La raison est double : on peut les regarder sans gêner personne (et au niveau déontologique, c’est très important) et ils ont été travaillés. Pour produire une simple image de publicité, il faut au moins choisir un angle de vue, une perspective, une lumière mais aussi un ou une modèle (qui a donc un corps particulier), qu’on va maquiller, éclairer, retoucher informatiquement pour obtenir la pose correspondant au message qu’on veut faire véhiculer. Amusez-vous à regarder quels corps nous sont donnés à voir et comment ils sont montrés.

 

Vin Diesel, même corps, même année. La première photo insiste sur son côté athlétique quand le second le montre dans une réussite sociale. Vin Diesel, même corps, même année. La première photo insiste sur son côté athlétique quand le second le montre dans une réussite sociale.

Vin Diesel, même corps, même année. La première photo insiste sur son côté athlétique quand le second le montre dans une réussite sociale.

Pour un autre exemple encore plus parlant, allez voir Hugues Jackman sur le site d’Une heure de peine.

Observez la mise en scène des corps

                Erving Goffman avait fait ce travail dans les années 1970 en se concentrant sur les représentations de la femme. Il avait alors repéré plusieurs types de poses possibles (la « femme docile », la « femme joueuse », etc.). Il remarquait par exemple que lorsqu’un personnage féminin touchait un objet, il le faisait avec beaucoup de tact, du bout des doigts, de façon délicate. Tentez vous aussi de retrouver à travers plusieurs affiches s’il n’y a pas des catégories de postures qu’il serait possible de dresser. Ouvrez l’œil aussi sur les interactions entre les personnages, quel corps va être mis en avant pour les hommes, et quel corps pour les femmes lorsqu’il y a un représentant de chaque sexe sur l’affiche. Penchez-vous également sur le « hors champs » : les corps qu’on ne montre pas.

Par exemple ici, on a choisit de mettre une posture différente selon le genre. Ces choix dépendent de critères spécifiques et du message que les publicitaires souhaitent faire passer.

Par exemple ici, on a choisit de mettre une posture différente selon le genre. Ces choix dépendent de critères spécifiques et du message que les publicitaires souhaitent faire passer.

                Mais Goffman va plus loin car derrière la publicité, il pense qu’on peut voir la mise en scène exagérée de nos poses corporelles, qui existent dans les interactions quotidiennes. Le sociologue écrit : « Certes, les photographies publicitaires sont faites de poses soigneusement étudiées pour apparaître «toutes naturelles». Mais je soutiens que les expressions réelles de la féminité et de la masculinité procèdent, elles aussi, de poses artificielles, au sens étymologique de ce terme »[1]. En fait, comme les publicitaires, on met en scène notre corps pour signifier, c’est-à-dire : faire passer un message. Faites donc attention à comment les gens s’expriment à travers leurs gestes : se mettent-ils en avant ? Bougent-ils leurs mains ? Se tiennent-ils droits ? Etc.

                On tente donc de maîtriser l’impression qu’on va faire à autrui, pour faire « bonne figure ». Pour celles et ceux qui l’ont lu, il faut appliquer ce qu’on a vu dans le premier billet de cette série aux postures corporelles et à ces poses artificielles. Si on est soucieux de son apparence, c’est parfois pour faire bonne impression dans les interactions sociales. Bien sûr, cette bonne impression répond toujours à des normes : on ne se prépare pas de la même manière quand on se rend à un entretien d’embauche et lorsqu’on va rencontrer un.e potentiel.le amant.e pour la première fois. Mais les questions (« Ce pantalon me va bien ? Je suis bien coiffé.e ? » etc.) ont un même objectif : maîtriser l’impression qu’on va faire à l’autre.

                Certains y arrivent beaucoup mieux que d’autres. Demandez-vous par exemple si les gens qui ont du bagou, du charisme, « la classe » ne sont pas ceux qui en réalité arrivent à bien gérer l’image qu’ils donnent aux autres. Et interrogez-vous sur leur manière de le faire (posture, habits, assurance dans la voix, etc.). C’est même le métier de certain.e.s, comme le montre Ronan Le Velly quand il s’est intéressé aux démonstrateurs de foire, ces vendeurs qui usent de trucs et astuces pour capter l’attention de leur public. Le sociologue montre qu’ils parviennent en réalité à maîtriser l’impression qu’ils ont sur les autres. Et parfois, ça passe même par des grimaces :

« Rares sont les démonstrations qui ne visent qu’à présenter les propriétés et les usages des produits. La démonstration s’accompagne généralement des histoires, des grimaces et des exagérations qui font le talent des bonimenteurs. Tous les sens y sont également sollicités : on admire la palette de couleurs des mets élaborés grâce aux râpes à crudités, on manipule la matière si particulière des serviettes microfibres, on subit les hurlements du vendeur de forets couvrant le bruit de sa perceuse, on hume et on goûte les gâteaux cuits dans la poêle multifonctions… Un démonstrateur m’expliquait : « Les gens veulent du spectacle dans la dem [démonstration]. Ils paient cinq euros l’entrée de la foire et ils veulent en avoir pour leur argent. Ils viennent entre amis, en famille. C’est une sortie pour eux, ils veulent s’amuser. Alors, le gars qui proposerait sa came comme s’il était dans un rayon de Carrefour, il n’est pas près de vendre grand-chose… »[2

Photo tirée de l’article de Ronan Le Velly, un vendeur en pleine démonstration.

Photo tirée de l’article de Ronan Le Velly, un vendeur en pleine démonstration.

                Ainsi, le contexte impose les règles qui sont en jeu dans l’interaction. Pour un autre exemple où l’imposition est plus évidente, on peut citer cette étude sur des vendeuses de chaîne de distribution de vêtements où une injonction à la minceur était implicitement exigée, avec une tenue proche du style de l’entreprise[3]. Mettez à jour ces règles, trouvez-les, regardez ce qui est permis ou non de faire, tentez de percer à jour qui ou comment se font ces règles qui peuvent donc aller jusqu’à obliger insidieusement la silhouette et le poids des individus.

Observez la traîtrise du corps

                Seulement parfois, le corps est un traître et il arrive qu’il nous « encombre ». David Le Breton écrit : « En témoigne l’attitude de discrétion qui est de mise dans les ascenseurs, les transports en commun ou les salles d’attente quand des acteurs sont face à face et s’efforcent mutuellement, non sans gêne, de se rendre transparents les uns aux autres. (…) De même la gêne naissant de part et d’autre quand un acteur est surpris par un autre dans une attitude incongrue ou intime ou quand échappe à l’un d’eux un rot, un pet, un gargouillis d’estomac. »[4].

                Il faut néanmoins continuer à faire bonne figure. On est alors très mal à l’aise par l’image qu’on peut renvoyer, qui n’est due au fond, qu’à des règles sociales. Observez où il est permis et avec qui il est considéré comme drôle / inacceptable de lâcher ses flatulences. Cela vous donnera des premiers indices quant aux normes implicites des situations. Vous pourrez également regarder les stratégies des acteurs quand il n’est pas permis de péter, pour maintenir l’interaction sans qu’elle ne dévie, éviter d’en parler, mentir, s’éloigner, rire ou assumer complètement. Vous pourrez donc voir que les règles peuvent aussi se renégocier.

                Il y a aussi une autre situation où votre corps est un traître, c’est lorsqu’on ne connaît pas les codes du milieu social dans lequel on est à un moment donné. Vous pouvez largement vous prendre en exemple : il y a alors le rictus forcé, les mains qui se frottent, les « oui » de la tête toujours trop rapides, la sueur, la gorge sèche, etc. Ce sont ces moments où « vous ne savez plus où vous mettre », l’expression est bien choisie. Alors vous tentez de vous contrôler excessivement, vous mimez les postures des autres mais on voit bien que vous ne maîtrisez pas « le truc », que vous ne l’avez pas en vous. En gros, vous avez l’air con, et c’est un fait social.

                Il faut alors chercher les causes de votre malaise et il se peut parfois qu’il se trouve dans ce qu’on nomme une « violence symbolique ». Cette dernière est infligée autant par les autres que par nous-mêmes et permet de comprendre ces moments où on se sent bête face à une personne ou une activité et où on se pense alors inférieur.e. Lors de leurs enquêtes sur la grande bourgeoisie, le couple Pinçon et Pinçon-Charlot rapporte avoir vécu cette violence symbolique :

« Être courtoisement reçus dans un salon dont les murs sont ornés de tableaux de Matisse, de Dubuffet ou de Picasso, par une femme ayant rang de princesse et portant un nom illustre, engage dans un rapport de déférence envers l’enquêtée. Mais là encore il y a ambivalence des affects. Les entretiens, qu’ils se déroulent dans un cadre privé ou dans un environnement professionnel, ont toujours pour décor des lieux empreints de majesté et de luxe. Ils signifient l’importance sociale des enquêtés et créent un rapport de domination à la défaveur du chercheur. Celui-ci ressent des agressions symboliques de tous les instants. »[5]

                La domination sociale passe donc par les corps. Tentez donc de repérer les rapports de pouvoir qui peuvent se créer autour des postures. Remarquez par exemple que les moqueries passent par des caricatures ou des imitations corporelles sensées définir certaines catégories. L’humour passe aussi par le décalage entre l’appartenance sociale d’un individu et les gestes qu’il emploie. Les Inconnus le font notamment lorsqu’ils jouent des jeunes appartenant à la bourgeoisie tentant de s’approprier la gestuelle des mondes du rap. Néanmoins, les personnages n’y parviennent que très mal, étant trahis par leur corps portant leur origine sociale :

                Nous avons vu aujourd’hui que le mettons en scène, mais qu’il pouvait également nous trahir. En fait, les deux ne sont pas contradictoires, pour communiquer, nous usons de règles contextuelles qui passent par des postures de corps que nous devons connaître « par corps », sans quoi l’interaction est très difficile. Entraînez-vous à observer ces jeux de postures et n’hésitez pas à vous prendre comme cobaye (pourquoi est-ce que je me suis senti mal à l’aise ? Pourquoi je me pose la question de savoir si je dois mettre une chemise ? Pourquoi je me suis gratté le menton quand il m’a demandé une question à laquelle j’avais du mal à répondre ? Etc.). Nous verrons dans un prochain billet comment se fait l’apprentissage par le corps.

Pour aller plus loin :

Article de Goffman sur la publicité : http://www.persee.fr/docAsPDF/arss_0335-5322_1977_num_14_1_2553.pdf

Le livre de David Le Breton : https://www.cairn.info/la-sociologie-du-corps--9782130732334.html

Un bref résumé des conceptions du corps en sociologie :  https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=SH_195_0008&DocId=397097&hits=946+945+944+936+935+934+4+3+2

Le chapitre de Pinçon et Pinçon-Charlot : https://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=PUF_PINCO_2005_01_0091&DocId=139069&hits=7059+7058+12+11

[1] Goffman Erving, « La ritualisation de la féminité », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 14, avril 1977, Présentation et représentation du corps. p. 50

[2] Ronan Le Velly, « Les démonstrateurs de foires. Des professionnels de l'interaction symbolique », Ethnologie française 2007/1 (Vol. 37), p. 145

[3] José Luis Moreno Pestaña, « Souci du corps et identité professionnelle. Enquête sur les « jeux esthétiques » au travail et les troubles alimentaires », Actes de la recherche en sciences sociales 2015/3 (N° 208), p. 88-101 Des injonctions à la bonne tenue (maquillage, etc.) était aussi clairement indiquée pour des caissières dans la grande distribution (Waelli M., Caissière… et après ? Une enquête parmi les travailleurs de la grande distribution, PUF, Partage du savoir, 2009, L’Isle-d’Espagnac)

[4] Le Breton David, Sociologie du corps, PUF, Que sais-je, 2016, p. 59

[5] Pinçon-Charlot M. et Pinçon M., Voyage en grande bourgeoisie, PUF, Quadrige, 2005, p. 94

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