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Socio-réflexe

Les actes politiques, médiatiques ou scientifiques ? Brève analyse d’un numéro de revue

29 Novembre 2018 , Rédigé par Tristan D. Publié dans #sociologie des sciences

Un billet très court qui se propose d’étudier les liens entre le champ politique, le champ médiatique et le champ scientifique à travers un numéro de revue de sociologie. Comme je l’ai écrit rapidement, je ne sais pas si ce type d’analyse a déjà été réalisé et mon cadre théorique reste faible.

 

 

 

            Les revues sont désormais considérées comme l’espace où s’écrit la science. Ils constituent alors un bon terrain d’observation des scientifiques et de l’espace social des chercheurs. Ainsi, à travers une étude des revues scientifiques, il serait possible de comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la production scientifique, qu’elles soient économiques, sociales, techniques, etc. A travers le cas d’un numéro (on est sur un blog, mon but n’est pas d’être représentatif), j’aimerais poser la question des liens entre trois champs : médiatique et politique d’un côté et scientifique de l’autre.

            On va donc s’intéresser au numéro 218 des Actes de la recherche en sciences sociales portant sur la thématique de la plage, son titre étant « Plages, territoires contestés ». Ayant été édité suite aux arrêtés municipaux de 2016 contre le « burkini », l’analyse de ce cas permet d’interroger la prégnance du politique dans la sociologie dite « critique » (la revue, fondée par Pierre Bourdieu, revendique elle-même le terme : « Elle offre ainsi des outils intellectuels pour comprendre les phénomènes sociaux du monde contemporain, dans la perspective d’une sociologie critique des modes de domination. », citation qu’on peut trouver ici), dont la rédactrice en chef (Sylvie Tissot) est sociologue et militante.

            Une dénonciation sans autre preuve empirique pourrait faire penser à une congruence évidente entre le politique et le scientifique, où l’un prendrait le pas sur l’autre. Néanmoins, ça serait tomber dans une forme d’analyse qui ne prend pas la peine d’aller au-delà de ce qu’on cherche à comprendre et qui se ferait sous le terme du dévoilement quasi-complotiste plutôt que de la compréhension d’un phénomène plus complexe et appréhendable sociologiquement. Il nous est alors nécessaire d’utiliser des outils de la sociologie des sciences pour bien se saisir de cette réalité. C’est ce que je vais tenter de faire, en analysant les temporalités des champs telles que décrites par J. Patarin-Jossec.

            Selon cette autrice, la sérendipité en vol spatial par les astronautes se comprend à travers les temporalités différentes des champs bureaucratique et scientifique, se rencontrant et en lutte. Parce que les exigences de résultats, dus à des coûts importants et des conditions spécifiques dus au vol habité, oblige le suivi de procédures extrêmement précises, les scientifiques connaissent une ingérence dans leur façon de travailler par l’Etat. La découverte de résultats inatendus peut voir le jour dans ces contradictions. En reprenant cette idée de temporalités différentes entre les champs, il est possible d’éclairer la situation de ce numéro.

            En effet, le champ politique, face à ces « affaires de burkini » (qu’il faudrait analyser comme une construction politique), s’est structuré autour de cette affaire, conduisant à l’interdiction de tenues sur la plage, à des recours juridiques et des manifestations contre cette interdiction. La temporalité devait donc être relativement brève afin que les partis et les hommes politiques puissent se positionner face à un phénomène qui semblait interroger des valeurs essentielles de l’illusio de ce champ. Parallèlement, le champ médiatique a relayé ces affaires (et dans ce cas voir comment le « burkini » a pu être une construction médiatique), construisant également un espace des positionnements face à cela et une « actualité ». Dans les deux cas, les temporalités sont spécifiques et ne se forment pas de la même façon que la temporalité du champ scientifique.

            Les deux premiers sont en effet beaucoup plus rapides, les prises de position se sont engagées dès l’été 2016 (surtout en août pour le champ médiatique). Il faut attendre un an pour que la revue ARSS s’en empare (les numéros précédents, le 213, 214, 215, 216 et 217 n’y font pas référence dans les titres des articles ni dans les thèmes abordés). L’introduction de cette thématique s’est alors faite sous la contrainte de la temporalité spécifique au champ scientifique, plus longue. Dans l’éventualité même où les priorités scientifiques seraient données par les agendas médiatiques et politiques, dans notre cas, il semble que cela ne se soit pas fait au prix de la soumission de la temporalité du champ scientifique.

            Il faut néanmoins noter que le numéro est sorti en début de la période estivale (juin), correspondant surement à une stratégie éditoriale (postulant que la plage intéressera davantage au milieu de l’année plutôt qu’en plein hiver). Il ne faudrait pas alors conclure trop vite d’une complète autonomie de la construction de la temporalité au sein du champ scientifique, mais elle semble répondre néanmoins à d’autres considérations que ce qui se passe au sein des champs politique et médiatique. Il faudrait alors comprendre comment la construction de la temporalité peut jouer dans la conversion des capitaux et dans leur légitimation.

            Avec une analyse plus approfondie, on se rend compte que le burkini n’est finalement qu’un « prétexte » pour poser une question plus large. On le voit d’ailleurs dès le deuxième paragraphe de présentation du numéro : « L’ambition de ce dossier est de se démarquer des approches de la plage en sciences sociales qui se sont contentées d’en faire un espace à part autorisant la suspension des rapports sociaux. À rebours d’une telle vision, il s’agit ici de politiser la plage, c’est-à-dire de comprendre la manière dont cet espace particulier peut être approprié par certaines fractions de l’espace social au détriment d’autres. ».

            Quand on regarde les articles, aucun ne fait explicitement référence au « burkini » ou à des questions proprement politiques ou militantes. On peut au contraire voir une volonté de description de phénomènes sociaux divers qui ont pour objet « la plage » et les rapports de pouvoir qui peuvent se déployer au sein de cet espace. Cette recherche de la compréhension et de la description de la réalité peut nous rassurer sur l’ambition de la sociologie de ce numéro (et, en extrapolant, de cette revue voire de la sociologie en général) mais ne nous renseigne finalement peu sur sa possibilité. C’est ce que nous allons tenter d’expliquer (il aurait fallu pour cela une méthodologie plus précise avec des entretiens, ce sera donc beaucoup de spéculations mais j’espère qu’on m’en excusera).

Auteurs-rices

Titre de l’article

Résumé

Elsa Devienne

« Il y a des lois sur la plage ! » Régulation et surveillance des comportements sur les plages de Los Angeles, années 1910-1970

Comment conjuguer l’impératif hédoniste imposé par le cadre balnéaire et la nécessité d’assurer l’ordre urbain ? Telle est la question qui se pose tout au long du XXe siècle aux autorités chargées de la surveillance des plages de Los Angeles. Au croisement de l’histoire de la police et de l’histoire du phénomène balnéaire, cet article analyse la manière dont les autorités, les usagers et les propriétaires ont négocié l’ordre balnéaire, depuis le début du XXe siècle – quand le littoral fait figure d’espace-défouloir éloigné du regard des autorités – jusque dans les années 1970, quand les plages, au gré de l’étalement de la ville, en font partie intégrante. Sur la base d’archives variées (presse, archives municipales, etc.), cet article montre qu’en dépit du maintien d’un régime de « tolérance balnéaire » tout au long du siècle, l’urbanisation croissante des plages s’est traduit par un accès plus restreint de ces espaces pour les classes populaires et les minorités sexuelles, ethniques et raciales.

Isabelle Bruno Grégory Salle

« État ne touche pas à mon matelas ! » Conflits d’usage et luttes d’appropriation sur la plage de Pampelonne

Plage de notoriété mondiale bordant la rive orientale de la presqu’île de Saint-Tropez, Pampelonne est un « territoire contesté » aussi singulier que révélateur. Il est singulier pour des raisons symboliques (la renommée de cette plage), sociologiques (sa fréquentation élitaire), économiques (son exploitation par des établissements commerciaux onéreux), juridiques (un contentieux fameux ayant fait jurisprudence est attaché à son nom) et écologiques (sa qualité d’« espace naturel remarquable » appelle des mesures de protection spécifiques). Il est également révélateur de logiques générales relatives à l’appropriation socialement sélective d’un espace public par excellence. Cette appropriation s’entend ici en un double sens, renvoyant d’une part à la possession – à qui appartient la plage ? – et d’autre part à l’usage – à qui est-elle destinée ? L’article traite ces deux aspects complémentaires en adoptant tour à tour une approche socio-historique et ethnographique.

Tristan Loloum

« Derrière la plage, les plantations ». Touristification du littoral et recomposition des élites dans le Nordeste brésilien

Partant de l’étude socio-historique d’une station balnéaire du Nordeste brésilien (Pipa), cet article cherche à comprendre le fait balnéaire en considérant le rôle des différents groupes sociaux impliqués dans le développement touristique, qu’il s’agisse des catégories dominantes à l’origine des nouveaux usages ludiques de la plage ou des populations locales prenant part à cette activité. L’analyse proposée invite à questionner comment les positions dans leurs espaces sociaux respectifs des différents producteurs du tourisme ont pu donner lieu à des convergences d’intérêt favorables au développement balnéaire. Par ailleurs, contre l’idée d’une plage conçue comme un espace à part, on envisage l’histoire de la plage dans sa continuité avec d’autres espaces, en cherchant à comprendre comment les transformations à l’œuvre dans l’arrière-pays agraire (les plantations), parmi la jeune bourgeoisie urbaine ou les paysans-pêcheurs du littoral, ont pu déterminer ce développement.

Jennifer Bidet

« Blédards » et « immigrés » sur les plages algériennes. Luttes de classement dans un espace social transnational

Les vacances de descendants d’immigrés en Algérie sont l’occasion d’éprouver la trajectoire de mobilité sociale associée à la migration de leurs parents vers la France. Les séjours dans des complexes balnéaires de standing les mettent en coprésence d’une fraction favorisée de la société locale qu’ils ont peu l’occasion de côtoyer dans leur famille algérienne de milieu plus modeste. Cette proximité spatiale entre jeunes « immigrés » de classes populaires et familles de « blédards » de classes supérieures se traduit par une distanciation sociale s’exprimant par le biais de catégorisations ethniques. Elle dessine un espace social transnational où la position relative de chaque groupe dans son espace social national est modifiée par les rapports de force entre nations et le passé colonial de la France en Algérie. Au final, si la plage privée offre aux « immigrés » une occasion de suspendre les rapports de domination subis en France, elle constitue un attribut du statut social des Algériens aisés.

Altaïr Despres

Des histoires avec lendemains. Intimité transnationale et ascension sociale des beach boys de Zanzibar

Depuis l’avènement du tourisme à Zanzibar, les plages de l’archipel tanzanien sont le lieu de rencontres intimes fréquentes entre touristes et populations locales. Si l’intimité amicale entretenue par les beach boys avec les vacanciers constitue surtout une manière d’assurer des transactions commerciales dans un contexte marqué par l’incertitude de l’informalité, l’intimité sexuelle et amoureuse avec les vacancières fonctionne, quant à elle, comme un cadre efficace d’accumulation de capitaux, non seulement économiques mais aussi culturels. Au-delà, l’investissement affectif souvent important des femmes dans les « histoires de vacances » conduit à la formation de couples parfois durables. Là où la sexualité offre aux beach boys des rétributions nécessairement limitées, la conjugalité ouvre en revanche à des formes d’accumulation de capitaux sur le long terme, dont les effets se donnent à voir dans leurs trajectoires d’ascension sociale.

 

            Il faut alors chercher dans les raisons des sociologues qui ont participé à la revue une partie de l’explication de la production scientifique. Leur volonté de publier peut se comprendre par leur stratégie d’accumulation d’un capital de crédit scientifique, ils vont donc répondre à l’appel à publication en amont, en tentant de concilier les exigences thématiques de la revue avec leurs dispositions et leurs ressources. Celles-ci peuvent être des terrains déjà acquis précédemment, des relations liées qui peuvent en donner accès, de l’accès à du matériel de production de données ou à des archives, etc.

            Si au final la revue parvient à s’extraire des exigences des autres champs, c’est par l’intermédiation des habitus scientifiques. Les sociologues, structurés dans un certain rapport de force (permis par leur évaluation par les pairs, l’institutionnalisation de la discipline, l’acquisition d’un illusio spécifique, etc.), vont donc se réapproprier le thème pour présenter des objets complètement autres au « burkini » tout en présentant des résultats scientifiques pouvant aider à comprendre ce phénomène. On a alors là une autonomie du champ qui se comprend comme la redéfinition des enjeux extérieurs, tel que l’analyse Antoine Roger.

            On en arrive alors à une description plus fine de l’activité de recherche, qui même si au premier abord elle peut sembler être liée à des logiques politiques et/ou médiatiques, est en réalité plus complexe. Cela est permis par l’existence d’une autonomie du champ scientifique, qu’on ne doit pas réduire à une tour d’ivoire mais à la capacité de redéfinir les enjeux extérieurs. Lorsqu’on dit que l’analyse scientifique prend du temps, il faut alors comprendre que la temporalité du champ scientifique ne doit pas s’absoudre aux autres temporalités plus rapides sous peine de voir des résultats mais aussi une autonomie dénués de pertinence pour les objectifs des chercheurs. Ces-derniers parviennent alors à concilier leur habitus scientifique (dispositions et capitaux) avec les demandes de la revue.

            En prenant un numéro où la référence aux débats politiques et médiatiques était évidente, j’espère avoir montré que la mise au pas du scientifique aux revendications politiques de la sociologie qui se dit « critique » est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Il est alors plus que jamais d’entamer une analyse de la sociologie par les outils que la discipline propose elle-même afin d’écarter toutes les prénotions qu’on peut retrouver être relayées dans les médias.

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