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Socio-réflexe

Pilates, domination et réflexivité

28 Février 2016 , Rédigé par Tristan D. Publié dans #Genre

Je suis inscrit à un cours de pilates qui se déroule plusieurs fois par semaine. Ce sport est un mélange de relaxation, musculation et de yoga, qui se concentre sur les « muscles profonds et de postures » que sont les abdominaux ; les lombaires ; les fessiers et l'ensemble de la jambe. Il permet d'éviter les maux de dos, ce qui est la raison principale de mon adhésion et de ma participation. Se déroulant dans une salle de fitness, les inscrits sont principalement des femmes, je suis en réalité le seul homme. Les âges vont d'une vingtaine d'année à plus de quarante, à « vue d’œil ». A la deuxième séance, je suis allé voir la professeure pour lui expliquer que j'étais français (je vis actuellement en Roumanie) et que je ne comprenais pas forcément les instructions. On a donc brièvement échangé et a loué mon choix de cours, affirmant (en plaisantant) que les roumains (masculins) préféraient la bière et la musculation et que j'étais plutôt souple pour un garçon.

Durant les cours, je me suis surpris à avoir peur d'être pris comme un voyeur, une personne venant seulement parce qu'il y a beaucoup de filles et non pour le pilates en lui-même. Cela entraîne un certain « coût psychologique », une concentration qui ne me permet pas d'être totalement engagé dans la discipline1. Ainsi, je surveille, un peu à la manière du « cas d'Agnès » de Garfinkel, chacun de mes mouvements pour qu'ils ne puissent pas laisser entendre que je suis là pour regarder les filles et ne pas paraître trop efféminé non-plus à travers des gestes voulus par le pilates (comme remuer le bassin de façon lente). Je construis donc à ce moment un genre masculin approprié au contexte par une réflexivité exacerbée. Ce regard que je porte sur moi-même, et dont je suis peut-être le seul à me soucier, est très intéressant et on peut décortiquer son mécanisme pour le comprendre :

Les hommes, selon la représentation générale, sont plus enclins à porter un regard sexuellement chargé

⇒ Pensant que ce préjugé est présent, je tente de le déjouer en ayant une attention constante sur comment mes regards peuvent être interprétés

⇒ Ceci est renforcé par le fait que je sois le seul garçon du cours

De plus, cette solitude, et le fait qu'il n'y ait qu'un seul vestiaire commun (et il serait mal vu que je m'y aventure), m'oblige à me changer dans les toilettes. Il faut noter toutefois que ces toilettes sont vastes, propres et possèdent un porte-manteau, qui pourrait être le signe que la question s'est déjà posée.

La domination masculine, bien que largement plus défavorable aux femmes (cela est incontestable et je ne le remets pas du tout en doute) reste aussi une aliénation de l'homme, comme le dit P. Bourdieu dans La Domination Masculine : « La structure impose ses contraintes aux deux termes de la relation de domination, donc aux dominants eux-mêmes, qui peuvent en bénéficier tout en étant, selon le mot de Marx, ''dominés par leur domination''. Et cela parce que (…) les dominants ne peuvent manquer de s'appliquer à eux-mêmes, c'est-à-dire à leur corps et à tout ce qu'ils sont et ce qu'ils font, les schèmes de l'inconscient qui, dans leur cas, engendrent de formidables exigences (…). »2. Cette réflexivité que je m'impose, cette gêne, cette peur d'être surpris en train de regarder au mauvais endroit au mauvais moment est aussi une stratégie pour moi afin de « garder ma face » (E. Goffman) afin de ne pas être assimilé au stéréotype de mon genre. Ce type de mécanismes peut très bien se rencontrer chez n'importe quel individu qui souhaite ne pas tomber dans la caricature que ses signes extérieurs pourraient laisser deviner.

Ce regard sur moi-même, comme s'il était extérieur, est un pouvoir, un agent de socialisation et producteur de normes. Je me vois comme un potentiel stéréotype et me comporte en fonction de cela, pour s'en éloigner (éviter des regards déplacés) comme pour s'en rapprocher (éviter des gestes trop efféminés). La phrase suivante, de Pierre Bourideu : « (…) être, quand il s'agit des femmes, c'est, comme on l'a vu, être perçu, et perçu par l’œil masculin ou par un œil habité par les catégories masculines (…). »3 peut s'appliquer aux hommes. La domination est masculine car elle prend l'angle du regard masculin.

Pour finir, ce que l'on peut souligner de cette réflexion, c'est que des individus peuvent ne jamais faire l'expérience de cette réflexivité forcée, ne connaissant pas de fait la gêne qui en découle et donc ne pas comprendre à quel point ils sont avantagés par rapport à ceux qui subissent le fait de devoir se démarquer de leurs stigmates. Comme le dit Pierre Bourdieu : « Ainsi, le regard n'est pas un simple pouvoir universel et abstrait d'objectivation, comme le veut Sartre ; c'est un pouvoir symbolique dont l'efficacité dépend de la position relative de celui qui perçoit et de celui qui est perçu et du degré auquel les schèmes de perception et d'appréciation mis en œuvre sont connus et reconnus de celui auquel ils s'appliquent. »4. Exercer l'assurance, c'est donc ne pas se poser cette question, c'est garder la face sans en avoir conscience, être perçu sans subir le regard au plus profond de soi. Il est plus que probable qu'une partie de la domination, sous toute ses formes, et de l'incompréhension de ceux qui dominent se situent dans cette aisance, les dominés étant ceux qui ne se sentent pas à leur place dans de nombreux lieux et moments d'interaction, subissant les regards extérieurs d'autrui et de leur propre réflexivité.

1Ceci me rappelle l'étude maintenant connue de Pascal Huguet et Isabelle Régner sur les tests de géométrie : on présente un exercice à deux groupes d'adolescents composés de filles et de garçons. Dans le premier, il est dit qu'il s'agit d'un test géométrique et les garçons réussissent mieux que les filles ; dans l'autre on le présente comme un dessin et les résultats sont sensiblement différents. On l'explique par la peur du stéréotypes, représentant un coût psychologique de concentration.

2Pierre Bourdieu, La domination masculine, Points, Essais, 2014 (1998), France, p. 98

3Pierre Bourdieu, La domination masculine, Points, Essais, 2014 (1998), France, p. 136

4Pierre Bourdieu, La domination masculine, Points, Essais, 2014 (1998), France, p. 93

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B
J'ai ressenti tout cela lorsque j'étais la seule personne homosexuelle dans un groupe de fille. J'attendais qu'elles sortent toute des vestiaires pour me changer par exemple, pour éviter des reproches d'un regard mal interprété, même si elles ne connaissaient pas toute ma sexualité. Nice text :)
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T
Merci pour le compliment et votre témoignage ! :)
I
M'étant retrouvé exactement dans la même situation et avec la même peur à la fois de mettre mal à l'aise les autres participantes et d'être pris pour un voyeur, je suis ravi de retrouver une analyse plus précise de mes sensations du moment.
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T
Oui, tout à fait !<br /> <br /> Il va falloir en effet que je me mette aux réseaux socio ! Merci pour votre soutien en tout cas
I
C'est vrai que ce moment de regard sur soi est assez rare pour un homme cis blanc de milieu bourgeois.<br /> <br /> Bon courage pour la suite.<br /> Et pensez à créer un compte twitter si ce n'est déjà fait. Beaucoup de sociologues et éudiants dessus. C'est d'ailleurs par ce biais que je suis arrivé ici
T
Je suis bien content si cet article ait pu vous aider à mettre des mots sur une expérience qui n'est pas évidente ! Ce que je voulais souligner également, c'était l'hypothèse que cette sensation de porter un regard constant sur soi était plus présente chez ce qu'on appelle les catégories dominées et qu'une partie de la domination réside dans ce fait. Par exemple, un homme dans la rue ne va pas réfléchir à sa manière de s'habiller et comment ses gestes peuvent être interprétés, contrairement à une femme.<br /> Je vous remercie en tout cas pour votre commentaire !<br /> Bonne journée