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Socio-réflexe

Le catalogue et les jouets de Noël : le marché et le genre

8 Novembre 2016 , Rédigé par Tristan D. Publié dans #Genre, #Sociologie économique

Avant de commencer, j'aimerais rappeler que je ne dispose que de données très parcellaires et largement insuffisantes pour répondre de façon satisfaisante à la question que je me pose, me basant essentiellement sur des articles de presse pour reconstituer les événements et les logiques d'acteurs. C'est un biais important qu'il faut prendre en compte. Ce billet de blog est donc plus l'occasion de présenter l'interprétation de la demande au travers d'un exemple original (me permettant de quitter un peu mon objet actuel) qu'un travail rigoureux (qui serait trop chronophage).

Extrait catalogue du groupe U

Extrait catalogue du groupe U

En 2012, le groupe de grande distribution U publie un catalogue de Noël où l'on peut voir certains jouets utilisés par des enfants du genre opposé à celui communément admis. La presse s'était alors saisi de cette occurrence et l'a médiatisée pour la transformer en événement et en sujet d'une grande importance. On peut en effet constater, dans le vocabulaire utilisé, une insistance sur la rupture supposée qu'amènerait ce catalogue. En effet, sur les neuf articles étudiés, 3 ont « révolution » ou « révolutionnaire » dans leur titre et il est très souvent question d'une nouveauté ou de la fin de quelque chose. Pourtant, à y regarder de plus près, seulement quelques images de ce catalogue mettent en scène à contre-courant des stéréotypes.

Une analyse qu'on pourrait évoquer pour expliquer le phénomène serait que cet événement n'est qu'un signe apparent d'un changement global et profond, atteignant toutes les sphères de la société dans un progrès continu en faveur de l'égalité entre les genres. Cependant, ce raisonnement est d'une grande pauvreté car nous ne comprenons pas qui sont les acteurs à l'origine de ce changement, ni à partir de quelles logiques ils ont pu agir. Il est donc nécessaire de trouver un cadre plus pertinent afin de saisir sociologiquement cet événement.

N'oublions pas que le catalogue est réalisé dans un but de rencontre entre une offre et une demande, modifiant les deux en tentant d'informer et d'orienter la demande, à la manière du Guide Michelin de F. Cochoy et S. Dubuisson-Quellier1. Ainsi, si le catalogue est un intermédiaire marchand, il est également le produit d'un travail réalisé par des acteurs (l'objectif des deux auteurs mentionné est de fonder une sociologie du travail marchand), donc dans un contexte et avec des représentations. Il ne faut pas prendre ces-dernières comme « globales » ou impersonnelles, mais voir dans quel contexte elles ont été utilisées et produites en image. Cette attention sur les représentations sociales et cruciale dans l'analyse des phénomènes économiques et permet de ne pas se focaliser seulement sur « l'information ». Citons pour cela un passage de La sociologie économique de P. Steiner :

« Depuis l'origine, la sociologie économique a mis l'accent sur le rôle des représentations (Durkheim, Veblen) et du sens de l'action (Weber) de manière à élargir la base actionniste de l'étude des phénomènes économiques. (…) Or, cette dimension cognitive ne concerne pas seulement les informations à la disposition des agents (au sens où ce qui importerait seulement, ce sont les connaissances à leur disposition, avec les inéluctables asymétries d'information qui y sont associées) ou les compétences cognitives (les connaissances plus élaborées –les modèles- avec lesquelles les agents pensent le monde), mais aussi les valeurs par lesquelles les individus se représentent le monde et agissent en conséquence. »2

Parce que nous sommes sur un marché, la demande est au cœur des justifications. Cependant, celle-ci a besoin d'être interprétée et légitimée. Ici, il a fallu un « déclencheur » au changement d'image, qu'elle soit prétextée par des arguments valides par ceux qui peuvent prendre les décisions. Tout ceci, dans une histoire particulière du secteur qui a pu permettre la modification. Il me semble que l'analyse en terme d'interprétation de la demande (dont j'ai déjà parlé dans ce blog) est ici adaptée car elle prend en compte tous ces paramètres. Ainsi, la demande (ici les désirs des enfants) doit être reconstituée par une activité située et dépendante d'un contexte, réalisée par ou plusieurs acteurs, c'est-à-dire une construction sociale qui s'adresse à une réalité sans en être une parfaite retranscription.

Qu'est-ce qu'une telle posture théorique permet de nous renseigner sur le changement opéré dans le catalogue de Noël du groupe U en 2012 ?

Voyons dans un premier temps comment on peut expliquer cette présence si importante du genre dans les catalogues de Noël, afin de bien comprendre d'où on part. Il semble en effet que les distributeurs évoquent quatre origines à la spécification par sexe des jouets. Nous verrons ensuite les raisons de la recherche d'une neutralité, donc du changement qui nous préoccupe, en montrant également que le groupe U n'est pas seul dans cette démarche et que des logiques différentes des siennes peuvent être à l’œuvre.

Expliquer le genre dans les catalogues de Noël

Afin de retracer le contexte des catalogues de Noël, faisons, avec l'aide de Mona Zegaï et son article Trente ans de catalogue de jouets, un petit retour historique. Tout d'abord, rappelons que la catégorisation genrée de ces catalogues est finalement assez récente, même si une distinction existait dans la mise en scène ou dans les phrases utilisées (« fais comme maman », pour un exemple). C'est en effet dans les années 1990 qu'on peut observer une généralisation des rubriques explicitement nommées « garçon » ou « fille ». Pour bien expliquer cela, nous pouvons trouver quatre origines, qui sont autant de justifications utilisées par les distributeurs, de cette présence.

L'augmentation de l'offre de jouets

La première, une explication avancée par M. Zegaï est que l'offre de jouets a considérablement augmenté (comme peut en témoigner la taille grossissante des catalogues au fil des années). Cette catégorisation a donc permis, pour les acteurs du secteur, d'établir un « consensus » entre plusieurs millions de clients potentiels différents. L'exemple de Carrefour est assez parlant pour illustrer cela : les catalogues de 1981, 1988, 1989 et 1992 (ces années sont celles disponibles à la chercheuse) ont de nombreuses rubriques, mais aucune spécifiquement genrée dans sa dénomination. A partir de 1999, un changement intervient :

« Le catalogue semble viser une certaine concision, qui est rendue possible par les catégories ''garçons'' et ''filles'' permettant d'englober un ensemble de jouets. Seront désormais mis derrière la catégorie ''garçons'' tout ce qui appartient au domaine des ''véhicules'' (…) ainsi que des ''personnages'' et notamment des ''super-héros''. Les filles, quant à elles, auront en charge le domaine de la ''puériculture'' avec des ''poupons'' ainsi que leurs ''lits, berceaux, landaus'', des ''jeux ménagers et dînettes'' pour s'occuper de la maison et des ''poupées'' ou ''poupées mannequin'' pour leur faire vivre des histoires et développer leur sensibilité esthétique. »3

Ajoutons également que les progrès techniques ont pu permettre plus d'images (donc de mises en scène, etc.) et de textes qu'auparavant. Néanmoins, l'aspect pratique de la catégorisation par le genre nous enseigne que la dichotomie gille/garçon, pour les distributeurs, est une identité évidente acceptée par tous (parents et enfants) qui permet de se repérer dans la multitude. La demande est donc vue comme séparée en deux possibilités principales à partir desquelles les envies seraient naturellement distribuées.

Les spécialistes du marché des jouets

Les organisations du secteur affichent alors leur connaissance des désirs de l'enfant, qui seraient forcément genrés. « Les enseignes se présentent comme étant de véritables spécialistes de l'enfant et alignent ainsi un certain nombre de clichés concernant la différence des sexes. Les valeurs dont les uns et les autres doivent se reconnaître ne sont ainsi pas les mêmes : les garçons sont présentés comme étant du côté de la compétition, de la force, de l'imagination, de l'invention, de la création, de la construction, du réel et de l'imaginaire. Les filles sont du côté de la tendresse, de l'ingéniosité, de l'esthétique et de la coquetterie, du care, de la communication et du conseil, elles sont en charge de la gestion des tâches quotidiennes et doivent être de bonnes ''maîtresses de maison'' »4.

Ainsi, « Lorsque les rubriques intitulées ''garçons et ''filles'' commencent à se développer dans les catalogues, ces représentations sociales à propos de ce que sont et aiment un petit garçon et une petit fille fusent, sont aussi précisés ce que sont leurs domaines de prédilection et ce vers quoi les enfants se destinent immanquablement. »5. Ce qui ne nous est pas permis de faire et qu'il faudrait également vérifier, c'est la formation, l'origine et la socialisation des distributeurs de jouet afin de repérer ce qui a pu les conduire à se définir comme des spécialistes de l'enfant et à renforcer cette division fille/garçon.

Une présence accrue du marketing peut être une piste, surtout lorsqu'on sait qu'il a promu assez tôt la segmentation genrée du marché du jouet. Par exemple, les poupées, au départ considérées comme neutre du point de vue du genre, ont été transformées en jouets féminins, notamment au travers des ventes de Barbie : « Le succès immédiat de Barbie, lancée en 1959 par Mattel à grand renfort de publicité, a montré que le marketing en fonction du sexe pouvait être un instrument utile du marketing destiné aux enfants. »6. Il a donc pu constituer une référence légitime aux distributeurs.

L' « univers des jouets »

Dans une démarche théorique proche du provisioning7, qui propose de suivre l'ensemble d'une filière ou du processus de production pour comprendre un seul segment ou la consommation, il est nécessaire, si on veut expliquer cette présence accrue du genre, de se pencher sur les « univers » des jouets (construits notamment par le marketing). Il est donc essentiel ici de faire référence aux jouets sous licence. En effet, « Le jouet est fortement marqué par son thème, les univers, en particuliers issus de dessins animés, auxquels il se réfère, les personnages qu'il met en scène. »8.

Leur multiplication, qu'on pourrait observer après le succès de Star Wars9, est également due à une grande publicité et aux ventes associées : « Les ventes de jouets sont passées de 4,6 à 12,3 milliards de dollars aux États-Unis entre 1982 et 1986, mais ce sont les ventes de jouets sous licence (figurines, peluches et poupées à la mode) qui ont augmenté le plus rapidement, de 20 % du total des ventes en 1977 à environ 70 % des 18 milliards de dollars du marché américain du jouet et des jeux en 1992 »10. Les distributeurs ne sont ici que le relais de ce succès, ils ont dû prendre des jouets dont l'univers était déjà construit.

Ces univers sont, pour la plupart, très genrés (guerre du style ou guerres des étoiles, caricature quelque peu Jacqueline Boterill et al.11). On peut voir très bien cela lorsque ces univers s'imposent à des jeux où la référence au genre est absente ou pas exacerbée. Les Légos illustrent très bien cela : d'un aspect assez neutre au départ, une segmentation apparaît lorsque la licence Friends sera en destination des filles tandis que le monde de Star Wars visera les garçons.

L'imitation

Une dernière explication revient à la justification des distributeurs de jouets. Selon eux, certains produits sont appelés « jouets d'imitation », ils ne seraient donc que le reflet de ce qui se passe de manière générale, dans la sphère domestique ou bien au travail. Les phrases qui accompagnent la présentation du jouet sont ici très parlantes (fais comme maman). Le raisonnement est donc le suivant : les jouets ménagers sont utilisés par les filles car ce sont les femmes qui font le ménage au sein du couple. Franck Mathais, de la Grande Récré explique ainsi :

« On ne peut pas dire aux garçons de ''jouer à la maman'', ce n'est pas logique. Il faudrait les faire ''jouer au papa''. Mais ça veut dire quoi ? Ça reste très flou et très nouveau. Pouponner son enfant reste encore une tâche majoritairement féminine. Nous sommes à l'écoute des parents et de enfants pour faire évoluer notre gamme, mais cela ne se fera que très lentement, au rythme de la société. »12

 

Si cet argument permet de jeter la responsabilité des stéréotypes sur la structure sociale actuelle, sans réflexion de leur propre implication à cette structure, il permet de comprendre les représentations à l’œuvre sur la demande, c'est-à-dire les enfants. Selon ces acteurs, certains jouets sont ludiques par leur capacité d'imitation du monde des adultes, rappelant ce passage de R. Barthes dans Mythologies : « Que l'adulte français voie l'Enfant comme un autre lui-même, il n'y en a pas de meilleur exemple que le jouet français. Les jouets courants sont tous reproductions amoindries d'objets humains, comme si aux yeux du public l'enfant n'était en somme qu'un homme plus petit, un homunculus à qui il faut fournir des objets à sa taille. »13. Même si tous les jouets ne sont pas véritablement ainsi (les distributeurs parlent de jouets d'imagination), il faudrait s'interroger sur l'origine d'une telle représentation de la demande.

 

A travers ces quatre points, nous avons pu voir pourquoi le genre est aussi présent dans les catalogues. Il est maintenant temps de comprendre ce qui a pu pousser malgré tout à un changement, alors que la demande semblait acquise sur cet axe garçon/fille.

Aspirateur de la gamme Tim & Lou

Aspirateur de la gamme Tim & Lou

Les raisons de la recherche de la neutralité

Nous allons pour cela étudier deux cas de « dégenrification », si l'on peut dire, des catalogues car ils ne reposent pas tout à fait sur les mêmes arguments. Le premier est celui du groupe U, où l'élément déclencheur est plus relatif au marché tandis que le second s'apparente davantage à une forme de militantisme, qui va même plus loin que la simple publicité.

Le groupe U et les réclamations

Une argumentation au changement du catalogue porte sur un accompagnement des changements sociaux. « Nous ne sommes pas non plus dans la provocation, mais dans la réalité d'une société qui change, dans laquelle la place respective des hommes et des femmes change. » nous dit Thierry Desouche, responsable des relations extérieures du groupe U14. Cependant, même si cela a pu être une logique d'action (en lien avec sa nouvelle campagne lancée en 201115), elle n'est pas première et s'assimile davantage à une justification après-coup qu'à l'élément déclencheur.

Celui-ci semble en réalité être la réception de lettres critiquant les stéréotypes présents dans les catalogues. « L'année dernière, des clients se sont plaint et nous envoyé des réclamations, car ils trouvaient que nous avions tendance à trop stéréotyper les jouets en fonction du genre des enfants. Comme des dînettes roses pour les filles et des voitures pour les garçons. Donc nous avons fait évoluer notre catalogue pour le diversifier. »16 explique un.e représentant.e du système U, argument que l'on retrouve dans tous les articles étudiés et qui permet de rejeter toute forme de militantisme (« On a écouté une demande de notre clientèle, nous sommes avant tout des commerçants »17).

Ainsi, ce changement découle de réclamations clients, jugées significatives, à travers un certain dispositif (le service client), donc d'une interprétation de la demande. Il faudrait se pencher sur le poids et les relations de pouvoir au sein de cette organisation pour véritablement comprendre le basculement. Cette prise en compte des lettres peut se comprendre par la recherche de fidélisation du groupe. En effet, depuis longtemps, la stratégie du groupe a été axée sur ce point, comme le montre un article des échos daté de 199918. La recherche des préférences des clients et de leur profil est donc au cœur de leurs préoccupations. Cette proximité est en effet mise au centre des valeurs de l'enseigne (parmi d'autres, bien entendu). Pour s'en convaincre, il suffit de voir l'importance du « local » dans les présentations que se donnent le groupe (voir les différentes vidéos). Tout ceci a permis que ces réclamations aient été prises en compte et appliquées.

En tout cas, il semble que cette interprétation de la demande s'est réalisée de façon très commerciale et non pas pour des raisons politiques. En effet, un des représentants du service presse a encore de nombreuses représentations sexistes : « Vous savez, dans mon entourage, les hommes repassent beaucoup plus que les femmes. Une chemise pas repassée, c’est plus dur à porter… Ah oui peut-être. Mais moi repasser une chemise je ne saurais pas. Si si, je vous assure, c’est à votre portée technique. Vous pensez? Vous devez avoir raison… mais je ne le dirai pas à ma femme! »19. Voyons donc quand cette dimension militante est un peu plus revendiquée à travers l'exemple de la Grande Récré.

Tim et Lou et Joué Club, l'engagement dans le marché

Le cas de figure de Joué Club, plus ancien, questionne sur cet engouement de la presse autour du groupe U. Il montre néanmoins une démarche plus consciente qui veut aller au-delà de la simple présentation des jouets dans les catalogues. Un des responsables de l'enseigne raconte : « Notre stratégie, qui consiste à éviter que les jeux soient sexués ou même sexistes, a été mise en place il y a cinq ans pour répondre à la demande des consommateurs et accompagner une évolution sociale. »20. Ceci a été poursuivi car la satisfaction des clients a été jugée suffisante : « Nous avons eu des courriers de félicitations des clients. »21.

On voit ici une démarche militante, qui reste avant tout marchande car légitimée et sanctionné par le marché. Les enfants sont vus ici comme « sensibles », c'est-à-dire qu'une certaine responsabilité dans la construction de l'identité est reconnue à leur activité. Il s'agit encore une fois d'une interprétation de la demande, envisagée « malléable » avec une importance de justice.

Ce qui semble néanmoins le plus intéressant est la gamme lancée par la Grande Récré appelée Tim & Lou, qui s'adresse simultanément aux deux genres. Une réflexion semblable a été menée dans cette enseigne, avec cette notion de responsabilité. Cependant, en y regardant avec plus de détails, il faut souligner le rôle d'interprétation de la demande dans la conduite de cette réflexion. Franck Mathais, directeur des ventes du groupe explique : « Les mamans ont commencé à nous dire que leurs fils voulaient jouer à la dînette, par exemple, mais que les seuls produits proposés étaient exclusivement destinés aux filles, à forte dominante rose. Nous avons donc abordé la question sous l'angle de l'activité d'imitation mixte, c'est-à-dire les activités qui reproduisent le monde réel et reflètent l'évolution des comportements dans nos foyers. »22.

En reprenant Mona Zegaï, on peut trouver trois « contacts » avec les clients qui ont permis cette prise en compte et cette transformation dans l'interprétation de la demande : la relation client avec les vendeur.e.s ; les correspondances par courrier ou mail et les vendeur.e.s eux mêmes qui sont parents. Encore une fois, l'étude des rapports de force dans l'organisation aurait permis de mieux comprendre ce dynamisme. On peut néanmoins dire que la demande a été pensée comme satisfaite en mettant en avant les performances commerciales : un aspirateur « neutre » a vu ses ventes augmenté de 40 % en 201123.

Cette différence d'interprétation de la demande va donc se retranscrire dans l'apparence et la matérialité des jouets. Cela a même était au cœur de la création de cette gamme car « Les fabricants n'ont pas encore franchi le cap. »24, forçant la Grande Récré à prendre les devants et à contrôler leur production. Les couleurs seront choisis pour leur « neutralité ». Ceci induit, par exemple, que les aspirateurs roses découlent également d'une certaine représentation de la demande (les aspirateurs sont faits pour les filles, par imitation et, parce qu'elles aiment cette couleur, ils seront roses) alors que le orange en est une autre (peut-être plus réflexive, portant attention sur l'impact de cette interprétation).

Conclusion

Le marché est davantage segmenté entre ceux qui ont une production genrée et ceux qui l'ont moins qu'entre deux groupes genrés (garçon/fille). A travers ces exemples, même s'ils sont très largement parcellaire, on peut deviner comment l'interprétation de la demande peut se produire et quels effets elle induit sur la production. Comme j'ai pris seulement l'année 2012, où peu de réclamations contre cette neutralité avaient vu le jour, je n'ai pas analysé le mouvement réactionnaire à cet événement, qu'on peut observer les années suivantes, comme par exemple ici.

Il faut, pour conclure, insister sur les effets de la publicité et ses déterminantes, évoqués notamment par Pierre Bourdieu sur le rôle de la publicité: « On sait que, comme toute action symbolique, la publicité ne réussit jamais aussi bien que lorsqu'elle flatte, excite ou réveille des dispositions préexistantes qu'elle exprime et auxquelles elles donnent ainsi l'occasion de se reconnaître et de s'accomplir. »25. Elle opère et repose donc sur toute une socialisation, c'est-à-dire un ensemble de dispositions, permettant la compréhension et le sentiment de se sentir concerné par elle.

A travers elle, on peut peut-être mieux cerner les liens entre le champ de la production et celui de la consommation et donc la diffusion d'une domination masculine. La publicité est donc un agent de traduction entre ces champs, comme ceux décrits par Olivier Roueff26. Dans tous les cas, il faudrait ajouter aux institutions responsables de la domination masculine citées par Pierre Bourdieu (l’École, l’Église, l’État et la Famille)27 le marché. Nous avons en effet pu voir à quel point il pouvait véhiculer des images stéréotypées sur les hommes et les femmes.

Son rôle dans cette perpétuation ne peut être compris que si on considère que les acteurs de la production opèrent une interprétation de la demande, avec des imperfections et de nécessaires représentations. Ainsi, ces représentations sont en réalité au cœur de l'activité marchande, permettant sa réalisation et non une donnée « sociale » que la pure étude des phénomènes économiques pourrait se passer pour une totale compréhension.

1F. Cochoy et S. Dubuisson-Quellier, « Introduction. Les professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand », Sociologie du travail, Editions scientifiques et médicales, n°42, pp. 359-368, 2000

2Steiner Philippe, La sociologie économique, La Découverte, Repères, 2005 (1999), Mayenne, pp. 104-105

3Zegaï Mona, « Trente ans de catalogue de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », Enfance & Cultures, Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la communication, Association international des sociologues de langue française, 9° journées de sociologie de l'enfance, Paris, 2010, p. 8-9 (si quelqu'un peut m'aider à bien référencer cela dans les commentaires, un grand merci!)

4Zegaï Mona, « Trente ans de catalogue de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », Enfance & Cultures, Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la communication, Association international des sociologues de langue française, 9° journées de sociologie de l'enfance, Paris, 2010, p. 20

5Zegaï Mona, « Trente ans de catalogue de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », Enfance & Cultures, Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la communication, Association international des sociologues de langue française, 9° journées de sociologie de l'enfance, Paris, 2010, p. 19

6Jacqueline Botterill et al., « Médias et marketing des jeux et jouets », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008 (), p. 124

7Narotzky S., « Provisioning », in James G. Carrier (edited by), A handbook of economic anthropology, Edward Elgan Publishing, Great Britain, 2005, pp. 78-93

8Brougère G., « Choisir ses jouets : les aspects matériels dans la décision des enfants », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 28 | 2015, p. 89

9Jacqueline Botterill et al., « Médias et marketing des jeux et jouets », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008 (), p. 119-139

10Jacqueline Botterill et al., « Médias et marketing des jeux et jouets », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008 (), p. 127

11Jacqueline Botterill et al., « Médias et marketing des jeux et jouets », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008, p. 134

12Propos recueillis par Chloé Woitier, « Des catalogues de jouets révolutionnent le genre », Le Figaro.fr, le 5/11/2012, mis à jour le 6/11/2012 : http://www.lefigaro.fr/conso/2012/11/05/05007-20121105ARTFIG00544-des-catalogues-de-jouets-revolutionnent-les-genres.php

13Barthes R., Mythologies,Editions du Seuil, Points, Essais, 2014 (1957), p. 63

14Propos trouvés dans « Noël : les jouets en pleine révolution sexuelle », L'obs, le 2/12/2012 : http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20121202.OBS1105/noel-les-jouets-en-pleine-revolution-sexuelle.html

15« U, le commerce qui profite à tous » est une campagne stratégique lancée par le groupe et une des valeurs étant de mettre la grande distribution « en accord avec son temps » : http://www.effie.fr/pages/cas.php?ID=61

16Propos recueillis par Vincent Daniel, « Garçon qui pouponne, fille qui bricole… en 2012, les catalogues désexualisent les jouets », FranceTV Info, le 31/10/2012 : http://www.francetvinfo.fr/france/garcon-qui-pouponne-fille-qui-bricole-les-catalogues-de-jouets-deviennent-moins-sexues_162995.html

17Propos recueillis par Chloé Woitier, « Des catalogues de jouets révolutionnent le genre », Le Figaro.fr, le 5/11/2012, mis à jour le 6/11/2012 : http://www.lefigaro.fr/conso/2012/11/05/05007-20121105ARTFIG00544-des-catalogues-de-jouets-revolutionnent-les-genres.php

18Constance Legrand, « Système U mise sur une fidélisation ciblée de la clientèle », Les échos, le 19/09/1999 : http://www.lesechos.fr/17/09/1999/LesEchos/17987-139-ECH_systeme-u-mise-sur-une-fidelisation-ciblee-de-la-clientele.htm

19Propos trouvés dans un billet de blog de l'Express, publié le 3/11/2012 : http://blogs.lexpress.fr/sexpress/2012/11/03/poupees-pour-les-garcons-voitures-pour-les-filles-noel-pionnier-chez-super-u/

20Propos recueillis par Vincent Daniel, « Garçon qui pouponne, fille qui bricole… en 2012, les catalogues désexualisent les jouets », FranceTV Info, le 31/10/2012 : http://www.francetvinfo.fr/france/garcon-qui-pouponne-fille-qui-bricole-les-catalogues-de-jouets-deviennent-moins-sexues_162995.html

21Propos recueillis par Vincent Daniel, « Garçon qui pouponne, fille qui bricole… en 2012, les catalogues désexualisent les jouets », FranceTV Info, le 31/10/2012 : http://www.francetvinfo.fr/france/garcon-qui-pouponne-fille-qui-bricole-les-catalogues-de-jouets-deviennent-moins-sexues_162995.html

22Propos recueillis par Louise Couvelaire, « La révolution sexuelle du jouet est en marche », Le monde, le 14/12/2012 : http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/12/14/la-revolution-sexuelle-du-jouet-est-en-marche_1805562_3238.html

23http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/12/14/la-revolution-sexuelle-du-jouet-est-en-marche_1805562_3238.html

24Franck Mathais, propos trouvés dans Louise Couvelaire, « La révolution sexuelle du jouet est en marche », Le monde, le 14/12/2012 : http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/12/14/la-revolution-sexuelle-du-jouet-est-en-marche_1805562_3238.html

25Bourdieu Pierre, Les structures sociales de l'économie, Editions du Seuil, Point, Essais, 2000, p. 96

26Roueff Olivier, « Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (sous la direction de), Trente ans après la distinction de Pierre Bourdieu, La découverte, Recherches, 2013, pp. 153-164.

27Bourdieu Pierre, La domination masculine, Editions du Seuil, Points, Essais, 2014 (1998)

Bibliographie

Barthes R., Mythologies,Editions du Seuil, Points, Essais, 2014 (1957)

Botterill J. et al., « Médias et marketing des jeux et jouets », in Gilles Brougère, La ronde des jeux et des jouets, Autrement « Mutations », 2008 (), p. 119-139

Bourdieu Pierre, La domination masculine, Éditions du Seuil, Points, Essais, 2014 (1998)

Bourdieu Pierre, Les structures sociales de l'économie, Éditions du Seuil, Point, Essais, 2000

Brougère G., « Choisir ses jouets : les aspects matériels dans la décision des enfants », Tracés. Revue de Sciences humaines [En ligne], 28 | 2015

Cochoy F. et Dubuisson-Quellier S., « Introduction. Les professionnels du marché : vers une sociologie du travail marchand », Sociologie du travail, Éditions scientifiques et médicales, n°42, pp. 359-368, 2000

Narotzky S., « Provisioning », in James G. Carrier (edited by), A handbook of economic anthropology, Edward Elgan Publishing, Great Britain, 2005, pp. 78-93

Roueff Olivier, « Les homologies structurales : une magie sociale sans magiciens ? La place des intermédiaires dans la fabrique des valeurs », in Philippe Coulangeon et Julien Duval (sous la direction de), Trente ans après la distinction de Pierre Bourdieu, La découverte, Recherches, 2013, pp. 153-164.

Steiner Philippe, La sociologie économique, La Découverte, Repères, 2005 (1999), Mayenne

Zegaï Mona, « Trente ans de catalogue de jouets : mouvances et permanences des catégories de genre », Enfance & Cultures, Actes du colloque international, Ministère de la Culture et de la communication, Association international des sociologues de langue française, 9° journées de sociologie de l'enfance, Paris, 2010

Les articles de presse (et blogs dans la presse)

http://www.lesechos.fr/17/09/1999/LesEchos/17987-139-ECH_systeme-u-mise-sur-une-fidelisation-ciblee-de-la-clientele.htm

http://www.rtl.fr/actu/en-images-pour-super-u-les-petits-garcons-jouent-aussi-a-la-dinette-7755852681

http://www.huffingtonpost.fr/2012/10/31/cadeaux-de-noel-les-super_n_2048575.html?utm_hp_ref=fr-noel

http://www.europe1.fr/france/chez-super-u-le-garcon-joue-a-la-poupee-1314401

http://blogs.lexpress.fr/sexpress/2012/11/03/poupees-pour-les-garcons-voitures-pour-les-filles-noel-pionnier-chez-super-u/

http://www.lemonde.fr/vous/article/2012/12/14/la-revolution-sexuelle-du-jouet-est-en-marche_1805562_3238.html

http://tempsreel.nouvelobs.com/societe/20121202.OBS1105/noel-les-jouets-en-pleine-revolution-sexuelle.html

http://www.francetvinfo.fr/france/garcon-qui-pouponne-fille-qui-bricole-les-catalogues-de-jouets-deviennent-moins-sexues_162995.html

http://www.lefigaro.fr/conso/2012/11/05/05007-20121105ARTFIG00544-des-catalogues-de-jouets-revolutionnent-les-genres.php

http://www.huffingtonpost.fr/sylvain-max/stereotype-cadeau-noel-fille-garcon_b_2175243.html

Tous ont été consultés le 8/11/2016

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