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Socio-réflexe

Les gestions contemporaines de la mort

8 Mai 2016 , Rédigé par Tristan D.

Vu que le précédent billet était très long et mis un certain temps à sortir, je propose ici un texte bien plus court (donc forcément incomplet) sur la mort et sa gestion.

La question de la mort a évidemment un pendant sociologique indéniable (pensons seulement à une des études de Durkheim sur les raisons et les causes de se donner la mort) notamment parce que, empiriquement, toutes les sociétés ne se la représentent pas de la même façon et surtout car elle amène des formes de relations sociales particulières. Comme l'écrit Daniel Gutiérrez Martinez : « Aucun groupe humain ou système de croyances n'échappe au besoin de symboliser, de représenter le passage du monde physique à celui de l'au-delà d'où prend naissance une dimension sociale et qui devient, de fait, une référence pour le comportement humain. »1. En regardant le passé, on peut penser aux rites des funérailles et de l'enterrement qui exprimaient une forme post-mortem d'affiliation2 ou la mise en scène des châtiments comme expression symbolique du pouvoir du souverain durant l'Ancien Régime3.

Je propose aujourd'hui un petit tour d'horizon (incomplet) rapide de la gestion contemporaine de la mort sous trois angles : politique, symbolique et financier. Bien sûr, ces différents aspects ne peuvent être séparés que conceptuellement et ne prétendent pas être exhaustifs, il s'agit plus de présenter la diversité des sujets que peut recouvrir la mort dans notre société.

La gestion politique : l’État et la mort

Les rapports entre la mort et l'appareil d’État peuvent se décrire à travers trois domaines. Premièrement, et c'est peut-être l'aspect le plus politique et conflictuel de la mort, je veux parler de sa propre définition. Les limites sémantiques de la mort sont forcément fluctuantes et il est désormais acquis que l'institution médicale, en lien bien entendu avec le juridique, ait le quasi-monopole sur cette question. Ceci ne signifie pas qu'aucune tension n'existe autour de cette définition du mort, mais toute tentative doit prendre en compte les savoirs de la médecine. Le conflit relatif à la mort encéphalique en est une grande illustration et montre également l'importance du juridique dans les pratiques4.

La définition de la mort encéphalique, débat ouvert en premier lieu par deux neurologues en 1959 (parlant de « coma dépassé ») est plus clairement établie par un comité de la Harvard Medical School (on parle des critères de Harvard) et le Conseil National de l'Ordre des Médecins à la fin des années 1960 ce qui entraîne une « expertisation » de la mort, déclarée à partir d'actes techniques. Elle est légitimée par l’État à la même période : « En 1967, une proposition de loi est déposée à l'Assemblée Nationale visant à instituer la ''mort clinique'', définie par une absence de fonctionnement de centres nerveux supérieurs et diagnostiquée grâce à un untracé de l'électro-encéphalogramme linéaire. »5. Cette nouvelle sémantique s'oppose à la mort communément admise car dans le cas de la mort encéphalique, le corps est encore chaud, respirant et avec un pouls.

On peut parler de l'existence de deux types de mort dans les hôpitaux (si on suit l'enseignement de Stéphanie Hennette-Vauchez et Graciela Nowenstein) : les « morts tout-court » (destinés aux funérailles) et les morts encéphaliques maintenus en réanimation pour des prélèvements d'organe ou de tissus en vue de transplantation. Si cela s'avère impossible, on arrête la réanimation et on attend l'arrêt du cœur. Les tensions sémantiques autour de ces morts (et donc de la définition de la mort et de la vie) sont toujours vivantes en France, notamment parce que la mort encéphalique ne conduit pas systématiquement à la mort classique et que l'euthanasie reste une option interdite en tant que telle.

Deuxièmement, on ne peut parler de la relation entre mort et État sans faire référence à la notion de « bio-pouvoir » développée par Michel Foucault, définie par Dominique Memmi et Emmanuel Taïeb comme : « (…) une administration du vivant consistant à se soucier davantage du ''faire-vivre'' que du ''faire-mourir''. Elle se concentre sur la préservation et l'accroissement de la vie sous la double espèce d'un savoir -démographique, sciences de la vie par exemple- et d'une administration des populations sous l'angle de leur fécondité, leur morbidité, leur vieillissement. »6. Ce bio-pouvoir recompose l'intervention sur la mort sous trois formes :

- Ne plus faire mourir : on ne tue plus les corps, on les discipline ;

- Ne plus laisser mourir : « (…) l'empêchement de la mort relève du versant ''positif'' du bio-pouvoir qui institue l’État comme garant de la santé des individus. »7, c'est dans cette optique qu'on peut comprendre la constitution de sujets comme celui de la « santé publique » ;

- Un nouveau « faire-mourir » : que les auteurs qualifient de « propre », dont on peut trouver des exemples à travers la question des IVG ou des personnes en attente de prélèvement.

Troisièmement, enfin, en plus de la définition de la mort institutionnalisée par l’État, on attend beaucoup de ce-dernier. Non seulement dans le traitement de ceux qui la causent (à travers l'appareil judiciaire) mais, et c'est ce qui nous intéresse ici, lorsque des catastrophes se produisent. Selon Gaëlle Clavandier, qui a étudié trois événements choisis selon « (…) des critères qui tiennent à la dispersion temporelle, la dispersion spatiale, la nature du drame, la rareté ou la sérialité du phénomène, le nombre de morts, la dimension symbolique ou encore les publiques impliqués. »8 (en comparaison avec une vingtaine d'autres), il existerait un schémas modélisant la dynamique du traitement collectif de cette relation morts/vivants : choc et rupture radicale => temps de la prise en charge des familles => recherche des causes et des responsables => temps de la commémoration. L’État reste très présent dans chacun de ces temps et les attentes sont fortes (aide aux familles ; recherche des fautifs et des précautions futures ; mémoire ;…).

La gestion symbolique : se représenter la mort

Au-delà de ces considérations sur l’État, il est incontestable que nous avons des façons particulières de se représenter la mort, bien que différents systèmes symboliques coexistent (en particulier entre les religieux et les non-religieux). Une certaine tendance générale historique a été observée par N. Elias qui parle d'individualisation de la mort, relative au processus général de civilisation nous conduisant à ressentir une répulsion et une honte face à la mort et aux mourants (et notamment, aux vieillards). Dans l'élan de pacification que connaîtraient les sociétés occidentales, la mort devient un tabou, un refoulement psychologique et social. C'est en cela que l'état de mourant amènerait la solitude, en rejetant ces individus qui représenteraient à nos yeux la morbidité. On peut également faire remarquer qu'aujourd'hui, nous maquillons nos morts, en tentant de leur retirer ce qui nous repousse.

Cependant, ce qu'Elias n'a pas tant analysé, c'est le caractère subjectif et individuel qui persiste post-mortem, notamment lors des obsèques : « Cette personnalisation des obsèques suppose évidemment la reconnaissance de la singularité et de la centralité du défunt. »9. Cette expressivité et cette cérémonie personnalisée sont ensuite reçues par les proches comme une expérience partagée entre eux. Elias oublie aussi les représentations et les aspirations qui existent autour d'une « belle mort » avec une vision positive opposée au refoulement et au ressentiment.

On peut également dire qu'il existe aujourd'hui des débats sur la symbolique du faire-mourir qu'on peut résumer très (trop) brièvement en deux conceptions opposées10 : le « zoé », selon laquelle la vie doit être protégée à tout prix ; et le « bio » qui indique que la vie mérite d'être vécue dans les meilleures conditions. Relativement au fœtus, par exemple, cette tension peut se résoudre en nombre de semaines11, ou pour les mourants en euthanasie ou en réanimation. La gestion de la mort, et donc de la vie, ne peut se passer de représentations génréales.

La gestion financière : les corps et le faire-mourir

La gestion de la mort n'échappe pas à ce genre de préoccupations dans notre société contemporaine. On ne peut évidemment la couper des deux autres angles de gestion présentés ci-dessus. En effet, Pascal Trompette et Olivier Boissin12 montrent ces interconnexions au sein du marché des pompes funèbres, notamment dans sa publicité qui s'apparente davantage à un art de dissimulation qu'à une conquête marketing extravagante. Cependant, le passage à la concurrence trahit une nouvelle gestion financière des corps morts, qui seront appréhendés dans une logique de marché (visible surtout pour les pompes funèbres « discount » car ce marché reste encore très « encastré ») et une prise en charge se professionnalisant. Il y a donc une gestion financières des corps morts, avec des choix économiques effectués. On peut également trouver cela dans le « faire-mourir » actuel, autant sur le débat de la transplantation (dans quel mesure un corps est rentable) ou bien avec la gratuité de l'IVG, remise en question par certaines personnes (et les conséquences sociales que l'on connaît de ce type de mesure).

Conclusion

On peut donc dire que la mort et ses gestions entraînent des rapports sociaux et des conflits. Tout prise en charge des corps morts ou du « faire-mourir » me paraît indissociable de ces trois formes de gestion, bien qu'il s'agisse davantage d'une brève description incomplète que d'une perspective théorique. Il faudrait donc rendre compte des relations de pouvoir et des acteurs qui structurent les conflits de définition et de gestion de la mort (et donc, d'une certaine manière, de la vie), ce que je ne ferai pas ici. J'espère en tout cas avoir montré à quel point la mort peut être un objet sociologique et lie les vivants, conditionnant certaines formes de rapports entre eux.

1Daniel Gutiérrez Martínez, « Sentiment d'appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique », Sociétés 2012/2 (n°116), p. 30

2Jean-Hugues Déchaux, « La mort dans les sociétés modernes : la thèse de Norbert Elias à l'épreuve », L'Année sociologique 2001/1 (Vol. 51), p. 161-183

3Michel Foucault, Surveiller et Punir, naissance de la prison, Gallimard, Tel, Saint Amand, 1993 (1975)

4Stéphanie Hennette-Vauchez, Graciela Nowenstein, « Dire la mort et faire mourir. Tensions autour de la mort encéphalique et la fin de vie en France », Sociétés contemporaines 2009/3 (n°75), p. 37-57

5Stéphanie Hennette-Vauchez, Graciela Nowenstein, « Dire la mort et faire mourir. Tensions autour de la mort encéphalique et la fin de vie en France », Sociétés contemporaines 2009/3 (n°75), p. 40-41

6Dominique Memmi, Emmanuel Taïeb, « Les recompositions du « faire mourir » : vers une biopolitique d'institution », Sociétés contemporaines 2009/3 (n° 75), p. 6

7Dominique Memmi, Emmanuel Taïeb, « Les recompositions du « faire mourir » : vers une biopolitique d'institution », Sociétés contemporaines 2009/3 (n° 75), p. 9

8Michel Castra, « Clavandier (Gaëlle) – La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes », in « Les livres », Revue française de sociologie 2007/4 (Vol. 48), p. 832

9Jean-Hugues Déchaux, « La mort dans les sociétés modernes : la thèse de Norbert Elias à l'épreuve », L'Année sociologique 2001/1 (Vol. 51), p. 173

10Dominique Memmi, Emmanuel Taïeb, « Les recompositions du « faire mourir » : vers une biopolitique d'institution », Sociétés contemporaines 2009/3 (n° 75), p.5-15

11Cependant, ce débat ne se construit pas seulement autour de la mort mais également avec l'appartenance (ou non) au corps de celle qui le porte. Il serait donc fauxt de le réduire seulement à une tension entre zoé et bio.

12Pascale Trompette, Olivier Boissin, « Entre les vivants et les morts, les pompes funèbres aux portes du marché. », Sociologie du Travail, Elsevier Masson, 2000, 42 (3), pp.483-504

Bibliographie

Boissin Olivier, Trompette Pascale, « Entre les vivants et les morts, les pompes funèbres aux portes du marché. », Sociologie du Travail, Elsevier Masson, 2000, 42 (3), pp.483-504

Castra Michel, « Clavandier (Gaëlle) – La mort collective. Pour une sociologie des catastrophes », in « Les livres », Revue française de sociologie 2007/4 (Vol. 48), p. 832-835

Déchaux Jean-Hugues, « La mort dans les sociétés modernes : la thèse de Norbert Elias à l'épreuve », L'Année sociologique 2001/1 (Vol. 51), p. 161-183

Foucault Michel , Surveiller et Punir, naissance de la prison, Gallimard, Tel, Saint Amand, 1993 (1975)

Gutiérrez Martínez Daniel , « Sentiment d'appartenance au tragique : le culte de la Sainte Mort au Mexique », Sociétés 2012/2 (n°116), p. 29-41

Hennette-Vauchez Stéphanie, Nowenstein Graciela, « Dire la mort et faire mourir. Tensions autour de la mort encéphalique et la fin de vie en France », Sociétés contemporaines 2009/3 (n°75), p. 37-57

Memmi Dominique, Taïeb Emmanuel, « Les recompositions du « faire mourir » : vers une biopolitique d'institution », Sociétés contemporaines 2009/3 (n° 75), p.5-15

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