Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Socio-réflexe

Le retour de l'anomie à l'université. Le diagnostique de Boudon sur mai 68 cinquante ans plus tard

31 Juillet 2017 , Rédigé par Tristan D.

            L’année universitaire prochaine verra l’anniversaire des évènements de mai 68. Cinquante ans nous séparent de cette époque et pourtant, cette révolte marque encore nos représentations, voire nos fantasmes (en la qualifiant de révolution pour certain.e.s ou en l’accusant d’avoir déresponsabilisé les jeunes[1] pour d’autres). Des mobilisations se préparant, on peut se poser la question si à partir de septembre, il y ait des chances qu’un « nouveau mai 68 » surgisse. Raymond Boudon a eu l’intuition de tenter d’expliquer ces contestations étudiantes en partant du système universitaire (puisque les mobilisations partent de là), adoptant une vision précise, utile pour la comparaison.

            Dans son analyse, ce sociologue caractérisait l’université française de l’époque comme anomique, n’étant pas capable de calibrer les espérances des étudiant.e.s avec leurs chances de réussites et les laissant dans une sorte de floue quant à leur avenir. Selon lui, cette question a été évacuée car les thèmes idéologiques ont été donnés par les étudiant.e.s des milieux aisés, dont la question de l’incertitude personnelle ou  des débouchés n’étaient pas aussi préoccupantes que pour les autres milieux sociaux. Aujourd’hui, nous allons voir si le diagnostique dressé par cet article de Raymond Boudon est encore pertinent pour comprendre l’université d’aujourd’hui et si mai 68 pourrait se « reproduire ».

L’anomie par le manque d’orientation

            Une chose pour laquelle je pense qu’il y a un consensus sur la montée du mécontentement est le taux d’encadrement (le rapport entre étudiant.e.s et enseignant.e.s). Raymon Boudon observait en effet que celui-ci que dans les années 1960, il était plus élevé en France que dans d’autres pays comparables. Il y avait donc un grand nombre d’étudiant.e.s par personnes pouvant les encadrer. Ceci était dû à la démocratisation du supérieur sans suivi dans les effectifs du personnel universitaire, avec même une détérioration qualitative de ceux-ci (pour faire face à cette fréquentation en hausse, on a fait appel à des personnes qui n’étaient pas professeurs). Cette situation a un certain écho avec ce qui se passe aujourd’hui : en 1962-63, Raymond Boudon évaluait le taux d’encadrement à un.e enseignant.e pour 23 étudiant.e.s[2], on pourrait l’estimer à 1 pour 28 en 2015-2016[3] (mais ce chiffre est surement surestimé). On critique d’ailleurs régulièrement le manque de suivi à l’université, dû à des manques matériels et humains.

            L’université se caractérise également par un haut taux d’échec et ce, que ce soit dans les années 1960, où 41% des étudiant.e.s n’ont obtenu aucun certificat après quatre ans[4], ou aujourd’hui : 62.5% des étudiant.e.s n’obtiennent pas leur diplôme en 3 ans[5]. Néanmoins, les bifurcations sont davantage possibles qu’auparavant, les filières se sont multipliées et le passage de l’une à l’autre a été facilité. Ainsi, les « secondes chances » ou « troisièmes chances » ont davantage d’opportunités, permettant aux étudiant.e.s de valider certains acquis et parfois de ne pas complètement « perdre » une année (par exemple, une première année dans une discipline permet d’être dispensé de certaines matières dans une autre discipline). Ceci peut répondre à l’appel de Boudon qui souhaitait davantage de « passerelles » entre les filières.

            Cependant, l’orientation reste la grande incertitude pour les étudiant.e.s. Bien souvent, ils ne connaissent pas la filière qu’ils ont choisi et ont une idée très floue de la discipline dans laquelle ils s’engagent et ce, surtout pour les filières les moins valorisées (Boudon parlait de la sociologie ou de la psychologie). Ainsi, « De façon générale, l’effervescence de mai-juin paraît avoir été particulièrement élevée dans les sections correspondant à des disciplines mal connues et débouchant essentiellement sur des emplois semi-professionnalisés. »[6]. La liberté de choix occulte de profonds déterminismes sociaux, la décision se fait souvent une fois le « fait accompli », au « dernier moment », surtout pour les classes défavorisées et moyennes. Pour ces dernières, les ambitions sont davantage corrélées avec la réussite scolaire que pour les classes aisées (qui disposent de ressources et de possibilités extra-scolaires souvent plus importants). Ainsi, « L’orientation est donc principalement assurée par le système scolaire, par le biais d’une cascade d’éliminations. De sorte que le choix se trouve à l’entrée de l’université, imposé sans jamais avoir été débattu. La liberté formelle (institutionnelle) se transforme en un destin imposé par des mécanismes aveugles. D’où la contestation à l’égard de ce que les étudiants, cherchant à identifier un ennemi sans figure, appelèrent ‘le système’. »[7].

Anomie par les débouchés

            R. Boudon voyait déjà un problème au fait que le diplôme ne protège pas totalement du chômage, rendant l’investissement dans ses études moins « rentables » (surtout quand le coût augmente lorsqu’on essaie de surveiller l’étudiant.e, par des présences obligatoires et autres dispositifs, comme l’a fait la réforme Fouchet dans les années 1960). Cependant, cet argument est à relativiser, surtout aujourd’hui, car même s’il y a 11% de chance pour un jeune sorti un à quatre ans de formation initiale avec un diplôme de l’enseignement supérieur d’être au chômage, cette probabilité passe à plus d’une chance sur deux (52,4%) pour ceux ayant un brevet ou aucun diplôme[8]. De plus, la création de filières dites « professionnelles » dans le supérieur (DUT ; BTS ; licences pro, master pro, …) permettrait d’endiguer cette impasse. Il faut, de plus, souligner leur succès[9].

            Néanmoins, l’analyse de Boudon est plus fine que la simple « inflation des diplômes ». Il faut alors regarder de plus près le recrutement social des étudiant.e.s, l’anomie venant surtout d’une université institutionnellement bourgeoise alors que le recrutement social appelait à la mise en place d’une université « moyenne ». En effet, jusque dans les années 1950 (toujours d’après Boudon), le supérieur est bourgeois, pour les enfants de cette classe, le rang est déterminé par la famille et confirmé par l’université. L’ambition du diplôme n’était pas la formation professionnelle (mais un signe d’appartenance). Les enfants de classes moyennes, qui s’y invitent lors de l’ouverture du supérieur, prenaient l’université pour cela, ne cherchant pas tant à confirmer symboliquement leur position qu’à obtenir un emploi valorisé. D’où des espérances illimitées (une anomie) et une certaine angoisse : « En tant que tel, le développement de l’université ‘moyenne’ est source d’anxiété pour l’individu : l’examen n’est plus une épreuve symbolique qui ne saurait remettre en cause un rang social déterminé par d’autres facteurs. Il devient au contraire un mécanisme essentiel pour la distribution des individus entre les différents niveaux du système social. »[10].

            Aujourd’hui, le recrutement social est en stagnation, les enfants d’employés et d’ouvriers représentent à peu près un quart des étudiant.e.s (26,7%), les Cadres et Professions Intellectuelles Supérieurs un tiers (33,9%), ce qui donne un peu plus d’un cinquième (22,6%) pour les Artisans, Commerçants et Chefs d’Entreprise et Professions Intermédiaires (ce qu’on pourrait qualifier très rapidement de « classe moyenne »)[11]. Le tirage au sort rendrait surement ce recrutement davantage « moyen », voire populaire, renforçant peut-être cette anomie. Au vu de la professionnalisation des diplômes universitaires (comme on l’a vu), cette anomie pourrait être moins importante que dans les années 1960, même si le nombre de bacheliers professionnels fréquentant l’université est en augmentation[12], et dont on peut penser que les aspirations à l’obtention d’un emploi sont plus importants. Néanmoins, la sélection peut aussi se relever anomique en ajoutant une étape à « la cascade d’éliminations ».

Conclusion

            C’est donc reporter à plus loin la question qui, d’après ma lecture de Boudon, reste centrale : celle de l’orientation. Il semble que l’anomie soit aujourd’hui principalement déterminée par ce phénomène et les incertitudes des étudiant.e.s sur ce sujet. On peut aussi questionner l’importance de la formation initiale dans le parcours professionnel, ce qui réduirait les anxiétés et les angoisses des étudiant.e.s qu’il ne faut pas traiter avec mépris (« ils n’ont qu’à choisir une formation qui leur donne de l’emploi »). La professionnalisation du supérieur ne permet pas de tout endiguer.

            Le diagnostic de Boudon se penche sur le système universitaire et ne prend pas le temps d’aller au –delà. L’incertitude des jeunes à l’université vient aussi d’un système de sécurité sociale (et de bourses pour les plus défavorisés) qui dépend du statut étudiant, conduisant parfois certain.e.s à s’y inscrire sans forcément porter un grand intérêt. L’obligation de travailler en plus de ses études peut aussi expliquer le mécontentement d’étudiant.e.s, en tout cas l’échec d’une partie d’entre eux et leurs doutes quant à l’égalité des chances. L’anomie n’est donc bien sûr pas suffisante pour comprendre ou prévoir une mobilisation massive (des tas d’autres facteurs jouent mais c’est un apport assez original pour le rappeler.

 

[1] La littérature sur les mobilisations de l’époque et ses conséquences a été abondante et très inégale dans la qualité (voir par exemple la critique de P. Val par B. Lahire dans Lahire B., Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue ‘culture de l’excuse’, La Découverte, 2016

[2] Boudon R., « 1. La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24ᵉ année, n. 3, p. 741

[3] C’est en tout cas ce qu’on obtient lorsqu’on divise le nombre d’étudiant.e.s (estimé à 2 551 100, selon la rubrique 1.2 de ce site ) par le nombre d’enseignants (évalué à 90 103 par la rubrique 9.16 du même site). Néanmoins, il est difficile d’évaluer précisément ce taux, et mon estimation semble au-dessus de la réalité (mais je n’ai pas la méthodologie exacte de Boudon). Pour plus de précisions, voir ce post de blog.

[4] Boudon R., « 1. La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24ᵉ année, n. 3, p. 742

[5] Ané C., « Taux de réussite en licence : les données université par université », Le Monde, 23 novembre 2016, http://www.lemonde.fr/campus/article/2016/11/23/quel-est-le-taux-de-reussite-en-licence-dans-votre-universite_5036524_4401467.html , consulté le 31/07/2017.

[6] Boudon R., « 1. La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24ᵉ année, n. 3, p. 757

[7] Boudon R., « 1. La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24ᵉ année, n. 3, p. 755

[9] Beaud O., Caillé A., Encrenaz P., Gauchet M. et Vatin F., « 3. L’université et l’enseignement supérieur : leçons d’histoire et état des lieux » in Refonder l’université. Pourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire, La Découverte, 2010, pp. 107-136

[10] Boudon R., « 1. La crise universitaire française : essai de diagnostic sociologique », in Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 24ᵉ année, n. 3, p. 763

[11] Voir la rubrique 6.14 « L’origine sociale des étudiants français » sur ce site.

[12] Beaud O., Caillé A., Encrenaz P., Gauchet M. et Vatin F., « 3. L’université et l’enseignement supérieur : leçons d’histoire et état des lieux » in Refonder l’université. Pourquoi l’enseignement supérieur reste à reconstruire, La Découverte, 2010, pp. 107-136

Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
6
Un dramatique sous-investissement dans ce secteur décisif pour l'avenir d'un pays a conduit à cette situation:l'université française ne peut plus accueillir les nombreux postulants aux études supérieures.Conséquence:sélection absurde sans critère clair (à l'aveugle),gestion de la pénurie & autoritarisme (à l'image des facs de Paul Valery à Montpellier & Tolbiac à Paris pour ne prendre que ces 2 exemples emblématiques).La crise est ancienne & grave:tous les ingrédients sont réunis pour qu'elle explose.1/3 du corps enseignant des universités françaises est en situation de précarité (y compris sociale,le nombre de vacataires a explosé au cours des 30 dernières années),le budget alloué aux universités (rapporté au nombre d'étudiants)est un des plus faibles de toute l'OCDE,enfin les rémunérations versées aux enseignants est faible (indigne ?)comparativement aux autres grands pays développés.L'université est devenue négligeable.Ils répètent à l'envi "la réforme,la réforme,la fermeté !!".Cela n'est pas sérieux.Ce serait cocasse si cela n'était pas ridicule.En vrai, nous le savons bien, réformer selon ces prétendus responsables, revient à liquider.Selon ces gens peu sérieux la France n'aurait pas besoin de gens diplômés & qualifiés.
Répondre