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Socio-réflexe

Probablement scientifique

24 Août 2016 , Rédigé par Tristan D. Publié dans #épistémologie

Je tente ici de faire un article plus court, avec moins de références et un peu moins ampoulé. Il sera suivi d'un autre, dès que j'aurai du temps pour le rédiger, sur le même thème en se concentrant davantage sur les sciences sociales.

Imaginez qu'un dimanche après-midi, vous ayez sorti les vieux jeux de société qui traînent au fond des armoires. Vous vous retrouverez donc à jouer aux petits chevaux et vous vous dîtes que devoir faire un six pour pouvoir sortir un pion, c'est assez sévère, cela ne laisse pas une grande chance de réussite. D'ailleurs, quelle est la probabilité de le réaliser en un seul lancer ?

Il n'y a pas de piège…

Oui, vous avez une chance sur six (soit à peu près 16,67%) de sortir son cheval au premier tour. Mais comment le savez-vous ? Enfin, plus précisément, comment en avoir une certitude scientifique ?

Sous cette question apparemment simple se cache en réalité une réflexion épistémologique et on va regarder aujourd'hui de quoi il en retourne, en compagnie de Karl Popper.

Donc, pour prouver scientifiquement que j'ai une chance sur six de faire six, ce n'est pas compliqué, me direz-vous, il faut simplement lancer le dé plusieurs fois et nous verrons bien qu'un résultat sur 6 sera… 6 (car la Loi des grands nombres) !

Il y a plusieurs problèmes à ce raisonnement, même si la tentative de « prouver par les faits » est louable. A partir de combien de lancers on va décider que cela est significatif et représentatif pour l'ensemble des dés en tout lieu et en tout temps ? Même si on crée un programme capable de simuler des millions de résultats en quelques minutes, on arrivera jamais ou très rarement à une proportion strictement exacte à un sixième donnant 6. Il y aura toujours une « imperfection » (qui peut être infime) due au hasard.

A moins de s'arrêter quand l'égalité entre tous les résultats possibles (1 ; 2 ; 3 ; 4 ; 5 ; 6) est atteinte (donc 1/6 pour chacun d'eux) ! Mais là, c'est tricher. C'est de la manipulation de données : on peut en effet nous reprocher à juste raison de « tordre le réel » pour qu'il colle à notre théorie. Donc ce n'est pas très scientifique…


 

Comment s'en sortir ?

L'action qu'on tente de décrire est le résultat d'un lancer de dé sur une surface plane, n'est-ce pas ? Très bien. En réalité, on pourrait calculer précisément la trajectoire et la face sur laquelle le dé va se stabiliser (et donc le résultat) si on connaissait la force et la direction du lancer (en gros, tous les paramètres qui rentrent en compte). Voilà ce qu'en dit notre épistémologue Karl Popper :

« I speak of ''chance'' when our knowledge does not suffice for predictions ; as in the case of dicing, where we speak of ''chance'' because we have no knowledge of the initial conditions. (Conceivably a physicist equiped with good instrumentts could predict a throw which other people could not predict) »1

En somme, durant la partie de petits chevaux, on suppose qu'il sera toujours plus casse-tête de tenter de calculer chaque lancer de façon précise que de s'adonner à fond au jeu. Comme personne ne le fait, que le dé a six faces et qu'il n'a pas de raison de donner davantage un résultat plutôt qu'un autre (s'il est équilibré), on en déduit qu'on a une chance sur 6 de faire 6 et de sortir notre pion. On pourrait dire que notre ignorance nous donne l'illusion du « hasard », de la « chance », alors que tout cela répond à des lois physiques que l'on connaît.

Mais qu'est-ce que notre histoire nous apprend de manière épistémologique ? Vous vous doutez bien qu'on peut pas s'arrêter là…

Des hypothèses de probabilités scientifiques ?

On vient de voir qu'on ne pouvait pas réellement « tester » par des expériences une probabilité. Pourquoi ? Parce qu'elles ne sont pas « réfutables » : « Probability estimates are not falsifiable. »2. Certains énoncés avec des éléments de probabilité ne peuvent être vraiment contredits ni même testés et seront hors de la science.

S'il y a bien des énoncés auxquels nous devons prendre garde, c'est bien ceux ayant des probabilités, donc. Selon Ian Hawcking, une probabilité peut s'assimiler à une hypothèse empirique objective mais aussi fonder une entreprise de justification3. Ces deux fonctions ne doivent pas se confondre.

Revenons aux petits chevaux. Si vous avez fait 1 au premier tour, cela ne veut pas dire qu'au deuxième vous avez plus de chance de faire 6 (la probabilité ne bouge pas, mais avec deux lancers on a plus de chance de réussir qu'avec un seul). Croire l'inverse, c'est croire en la « magie de la probabilité », permettant une croyance infondée : « La ''magie de la probabilité'' est une expression péjorative que Popper utilise afin de faire valoir le fait que l'interprétation épistémique de la probabilité permet de justifier certaines de nos croyances à propos du monde, alors même que nos meilleures hypothèses empiriques ne nous le permettent aucunement. »4

Pour une pièce de monnaie : « Les événements ''pile'' et les événements ''face'', sont indépendants. Autrement dit, chaque lancer de dé constitue une expérience en soi que l'on peut répéter indéfiniment. Le poids des observations passées n'est donc, sans aucun doute, pas très pertinent, tout comme l'idée que nous apprenons ou justifions la valeur de la fréquence 1/2 par induction, au lieu que par une tentative de réfutation d'hypothèse. »5


 

Comment faire alors pour intégrer des probabilités tout en s'assurant d'être scientifique ?

« Our question was : How can probability hypotheses - which, we have seen, are non-falsifiable – play the part of natural laws in empirical science ? Our answer is this : Probability statements, in so far as they are used as empirical statements they are used as falsifiable statements. »6

Là dessus, Popper nous indique deux conditions : a) les énoncés doivent rester compréhensibles et logiques ; et b) ils doivent être réfutables.

Lançons-nous dans la formulation (ne vous inquiétez pas, ce n'est pas compliqué). Soit p(a,b)=r. « En termes de fréquences objectives, r mesure la fréquence relative des événements a par rapports aux événements b. D'un point de vue propensionniste, r mesure la tendance qu'ont les conditions expérimentales b à produire l'effet a. Finalement, du côté épistémique de la médaille, r mesure le degré de croyance rationnelle en a étant donné la totalité de nos connaissances actuelles b. Autrement dit, si nous nous en tenons aux deux auteurs qui nous concernent, Carnap interprète a comme étant son hypothèse, alors que pour Popper, ''p(a,b)=r'' est l'hypothèse. »7

C'est-à-dire que pour Carnap, l'hypothèse scientifique d'un lancer de dé est la fréquence de résultats donnant 6 alors que pour Popper, c'est le fait même que le dé ait une chance sur 6 de faire 6, donc le hasard en tant que tel. C'est subtil, mais c'est très différent. Dans le premier cas, on va chercher la bonne probabilité à partir des fréquences et dans le deuxième, on va s'attacher à comprendre les raisons de cette probabilité (pour les trouver ensuite).

Tenter de trouver le pourquoi du comment d'une probabilité, par des arguments logiques et réfutables semble la solution à l'énonciation de propositions scientifiques de probabilité.

1Karl Popper, The logic of scientific discovery, Routledge Classics, London and New York, 1992 (1935), p. 198

2Karl Popper, The logic of scientific discovery, Routledge Classics, London and New York, 1992 (1935), p. 183

3Guillaume Rochefort-Maranda, « Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap », Cahiers d'épistémologie, n° 301, 10/2009

4Guillaume Rochefort-Maranda, « Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap », Cahiers d'épistémologie, n° 301, 10/2009, p. 55

5Guillaume Rochefort-Maranda, « Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap », Cahiers d'épistémologie, n° 301, 10/2009, p. 57

6Karl Popper, The logic of scientific discovery, Routledge Classics, London and New York, 1992 (1935), p. 196

7Guillaume Rochefort-Maranda, « Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap », Cahiers d'épistémologie, n° 301, 10/2009, p. 55

 Bibliographie

Karl Popper, The logic of scientific discovery, Routledge Classics, London and New York, 1992 (1935)

Guillaume Rochefort-Maranda, « Logique inductive et probabilités : une analyse de la controverse Popper-Carnap », Cahiers d'épistémologie, n° 301, 10/2009

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